12/05/2022

Le poète russe préfère les grands nègres, Edouard Limonov

Le poète russe préfère les grands nègres, Edouard Limonov

Ecrit par Patryck Froissart 14.12.12 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRécitsRussieFlammarion

Le poète russe préfère les grands nègres, traduit du russe Emmanuelle Davidov, 2012, 329 p. 20 €

Ecrivain(s): Edouard Limonov Edition: Flammarion

Le poète russe préfère les grands nègres, Edouard Limonov

 

La grande illusion…

Ce pourrait être un sous-titre pour ce roman âpre, violent, acide.

Mais c’est plutôt une immense désillusion que vit le poète russe Limonov, personnage éponyme de l’auteur.

Ecrivain contestataire dans la glorieuse Union des Républiques Socialistes Soviétiques, Limonov est « autorisé » à émigrer avec sa femme Elena aux Etats-Unis d’Amérique, la non moins glorieuse patrie des libertés, le pays porte-étendard du « Monde Libre ».

Il ne lui faut pas longtemps pour déchanter. Elena le quitte pour un homme au présent plus argenté et au futur matériellement plus confortable.

Le voilà, littéralement, anéanti :

Au fond, ici, en Amérique, je ne l’intéressais pas. […] elle m’avait dit au téléphone : « Tu n’es rien ».

Il échoue, aigri, dans un hôtel désaffecté, et survit au jour le jour avec les deux cent soixante-dix-huit dollars que lui alloue généreusement le gouvernement américain.

C’est là, au seizième et dernier étage, […] que je me tiens, à moitié nu. En général, je mange de la soupe aux choux […]. La soupe aux choux aigres est ma nourriture habituelle…

La descente aux enfers est rapide. Il faut dire que le poète se nourrit de sa propre déchéance, qu’il la rumine et qu’il s’en délecte.

Le récit de son errance, l’itinéraire de sa désespérance, l’expression très crue de sa souffrance, les innombrables portraits d’êtres, comme lui en perdition, qu’il rencontre jour après jour, fournissent au narrateur le cadre, les éléments et le prisme psychologique qui lui permettent de brosser de la société américaine telle qu’il la perçoit, au paroxysme de la guerre froide et du monde en général, un tableau socio-politique terriblement sombre et définitivement pessimiste.

A la chansonnette – Cigarettes, whisky et ptites pépées –, qu’entonnait gaiement, la tête emplie à la fois, contradictoirement, du rêve américain et d’idéaux révolutionnaires maoïstes marxistes trotskistes léninistes, la jeunesse des années 50/60, vient s’opposer un triptyque destructeur : « Mauvais joints, alcool à bon marché, misère sexuelle ».

Parce qu’il n’y a pas d’alternative, suggère l’auteur, pour quelqu’un qui n’est rien et qui n’a rien dans une société où ne compte que l’image qu’on peut donner de soi au travers de ce qu’on possède, où règne absolument l’individualisme, symbolisé par la phrase qui y est la plus fréquemment prononcée,« la plus meurtrière depuis le début de l’humanité » : “C’est ton problème !” ».

Que vaut dans ce milieu la vie d’un écrivain humaniste à qui toute publication est impossible ? Lorsqu’il écrit un texte exposant les tares de la société capitaliste, les journaux américains le taxent de bolchevisme et refusent de le publier, et les journaux soviétiques le censurent au motif que l’auteur est un transfuge, un traître au communisme, un agent double dont l’objectif est de ridiculiser la Pravda en l’amenant à diffuser de fausses informations sur le pays où il a choisi d’aller vivre après avoir déserté.

Le poète est d’autant plus amer qu’il était, paradoxalement, plus connu, plus lu lorsqu’il était contestataire dans son pays, soumis à une censure implacable qui ne permettait qu’une diffusion restreinte, sous le manteau, de ses œuvres…

Le constat est sans équivoque :

« Ce sont nos propres meneurs qui nous ont montés contre le monde soviétique, les Sakharov, les Soljénytsine […] et nous avons tous foncé comme des cons en Occident dès que l’occasion nous en était offerte… »

Maintenant, je vois que c’est le même bordel, ici et là-bas. Et en plus, ici, je pars perdant, puisque je suis écrivain russe et que j’écris en russe, et […] que je m’étais habitué à ma gloire clandestine […], de la Russie créatrice où un poète […] est d’une certaine manière une sorte de chef spirituel…

Renvoyant dos à dos capitalisme et communisme, assumant sa schizophrénie, rêvant d’un monde futur où l’amour s’imposera comme unique idéal, un monde où « personne ne pourra plus acheter une Elena parce qu’il n’y aura plus de quoi les payer, où il n’y aura plus d’avantages matériels des uns au détriment des autres »Limonov, sous le triple poids du désenchantement politique, de la déception amoureuse et de la perte de la certitude de devenir un grand écrivain, se dilue, se disperse, nie ce qu’il est, jusqu’à décider d’effacer, dans la volonté de se défaire du désir lancinant qu’il conserve d’Elena, sa propre personnalité sexuelle.

S’efforçant de se persuader qu’il est naturellement homosexuel, il vit sa première expérience, bouleversante, avec un noir sans domicile fixe, épisode qu’annonce clairement le titre du roman.

Les rencontres se succèdent, les partenaires des deux sexes défilent… mais l’amour n’est jamais au rendez-vous.

« J’ai aimé, je le vois maintenant, d’une manière inhabituelle, terriblement et passionnément, mais […] je voulais un amour réciproque. C’est mal de vouloir quelque chose en retour… »

Le lecteur n’a qu’à se laisser charrier dans des eaux troubles et tumultueuses, pour un voyage mouvementé, amèrement lucide.

 

Patryck Froissart

 
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Le pont des assassins, Arturo Perez-Reverte

Le pont des assassins, Arturo Perez-Reverte

Ecrit par Patryck Froissart 17.12.12 dans La Une LivresLes LivresRecensionsEspagneRomanSeuil

Le Pont des Assassins (El Puente de los asesinos), traduit de l’espagnol par François Maspero, octobre 2012, 349 p. 19,50 €

Ecrivain(s): Arturo Pérez-Reverte Edition: Seuil

Le pont des assassins, Arturo Perez-Reverte

 

Voilà qui ravira les amateurs des romans de cape et d’épée, et en particulier, ceux dont l’enfance a retenti des cliquetis d’épée et des éclats de mousquetons des Pardaillan, de Lagardère, ou de nos mondialement célèbres Trois Mousquetaires.

Tout comme celles de Pardaillan ou de d’Artagnan, les aventures du Capitaine Diego Alatriste y Tenerio, le mercenaire espagnol que nous retrouvons en ce volume, se déclinent en plusieurs tomes. Celui-ci en est le septième.

Partageant la vision, tantôt critique, tantôt dubitative, souvent admirative, toujours respectueuse que porte le narrateur, le jeune spadassin basque Iňigo Balboa, sur les faits, les dires et les gestes du Capitaine Alatriste, dont il est à la fois le serviteur, le disciple, l’assistant, le sbire et le compagnon dévoué, nous suivons jour après jour le récit d’un complot visant à renverser, pour le compte de l’Espagne, le doge de Venise, Giovanni Cornari, trop lié avec la France au goût de Philippe IV.

L’objectif une fois annoncé, le décor se met en place, le complot s’ourdit, la stratégie se dessine, les protagonistes se rencontrent, font connaissance, s’organisent.

L’intrigue avance lentement, l’auteur ayant le souci du détail historique, du cadre spatial, du contexte politique, dans le but d’inscrire la fiction narrative dans une réalité recréée qui dépayse le lecteur, le déporte loin du hic et nunc pour le situer ailleurs et autrefois.

Cette lenteur volontaire, bienvenue, de la narration événementielle donne l’impression de vivre en temps réel la préparation minutieuse du complot, permet de suivre d’heure en heure la progressive mise en scène du rôle que chacun devra tenir au jour dit, à l’heure fixée, conduit à appréhender la façon dont il est prévu que doit se dérouler le stratagème sur plusieurs sites au même moment.

Dans ce récit d’aventures très théâtralisé, Arturo Pérez-Reverte donne à ses principaux personnages un caractère, un tempérament, une essence psychologique qui les anime au sens étymologique du verbe : Alatriste et Iňigo ont une âme, ils ne sont pas que des bretteurs à la solde des grands d’Espagne, même si Alatriste s’affirme de prime abord comme un homme « qui se contentait de peu : un lit s’il en trouvait un, une femme dedans quand c’était possible, et une épée pour assurer sa subsistance ».

Alatriste n’est certes pas, par habitude, de ceux qui s’attachent à une femme. Pourtant sa liaison avec la courtisane Donna Livia Tagliapiera devient vite d’une autre nature que la passade.

Le fait que le Capitaine Alatriste se voie affecter comme compagnon d’action le sicaire Malatesta, son indéfectible ennemi qui porte bien son nom, est un élément important de tension psychologique : malgré la trêve forcée que chacun accepte d’observer, pendant la durée de l’opération, dans son dessein d’égorger l’autre à la première occasion, la méfiance réciproque est permanente ; les questions que se pose Alatriste sur la sincérité de l’estime que paraît soudain lui porter Malatesta et sur l’authenticité du désir que ce dernier semble nourrir d’enterrer entre eux définitivement la hache de guerre déclenchent de sourdes tempêtes sous le crâne de notre héros…

« Ils restèrent tous deux silencieux, se dévisageant… »

La Venise du XVIIe siècle est un autre personnage essentiel du roman. L’ambiance de la ville, louche, cosmopolite, grouillante d’espions, coupe-gorge où règnent la prostitution, l’assassinat, les luttes d’influence, l’avidité, le lucre et le stupre, est superbement exprimée tout au long du roman, et résumée en une phrase par le poète Quevedo, membre de la conspiration :

« Venise… Cette putain de la mer, dévergondée et hypocrite ».

 

Patryck Froissart

 
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J'ai fait l'amour avec la femme de Dieu, Serge Gonat

J'ai fait l'amour avec la femme de Dieu, Serge Gonat

Ecrit par Patryck Froissart 10.01.13 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRécitsRomanQuébecMyriapode

J’ai fait l’amour avec la femme de Dieu, octobre 2012, 204 p. 18 €

Ecrivain(s): Serge Gonat Edition: Myriapode

J'ai fait l'amour avec la femme de Dieu, Serge Gonat

 

 

Récit fantastique ? Ecriture poétique délirante ? Conte de la folie peu ordinaire ?

Il y a un peu de tout cela dans cette histoire déroutante.

Bernardo, pieux puceau, vit à Quérouville, une société hors du temps où les règles du Bien et du Mal sont édictées par le mystérieux chef spirituel manichéen de l’Armée De Salut, un certain Lazard, qui s’évertue à détourner ses ouailles du péché de luxure.

Le Mal, le sexe en l’occurrence, est incarné, clame ce saint homme, par Madame Gilbert, la tentatrice, qui, en incitant Bernardo à lui faire la lecture des Onze mille verges d’Apollinaire, œuvre indexée comme satanique par Monseigneur Lazard, a pour dessein de le dévoyer et de l’amener à perdre avec elle son pucelage et davantage.

Lisez-moi ceci, Bernardo. J’insiste. J’exige. Surtout pas de morale, de religion…

Le ton était ferme, le regard exprimait une détermination sans faille ni borne.

« Les Onze mille verges ! Madre de Dios ! Este un livro por los diablos ! » monologua-t-il.

 

Le combat s’engage entre les deux forces, qui tiraillent chacune vers soi le pauvre Bernardo à qui mieux-mieux.

Bernardo confesse ses séances avec la diablesse à un sbire de Lazard chargé de veiller sur lui en guise d’ange gardien, un certain Léo, un sourd-muet qui, « parlant » par le canal du souffle de sa bouche où il mâchonne à longueur de jour une herbe magique, exprime en catéchumène sa réprobation et fait la leçon à l’adolescent pour tenter de le ramener sur la voie de l’abstinence.

Bernardo succombera-t-il aux charmes de la succube au détriment de sa pureté angélique initiale ? Une première partie du roman est fondée sur ce douloureux dilemme :

« Persévérez ! Vous irez au septième ciel et vous renaîtrez de moi […] », lui promettait-elle.

Pendant ce temps, autour de lui, des voix, dont celles de Lazard et de Yago s’élevaient. Elles l’expédiaient en enfer…

L’intrigue est simple, le schéma narratif n’est pas nouveau, la thématique est universelle.

Toutefois ce livre est singulier. L’écriture, souvent poétique, en est, ici et là, débridée, fantasque, voire complètement folle. L’imaginaire s’emballe, le héros, à partir du moment où il tombe dans le piège que lui tend Madame Gilbert, ne fait pas que la pénétrer… au sens commun de l’acte. Il ne peut plus se détacher d’elle, il s’introduit en elle, progressivement et, paradoxe, régressivement, jusqu’à ce que s’opère une étrange symbiose à l’issue de quoi Bernardo se recrée, littéralement, sous la forme d’un spermatozoïde qui doit lutter au sein d’une multitude de « congénères » pour la conquête du Graal que représente l’ovule à féconder.

« Mon corps est un amas d’aventures à découvrir », confessait la dame.

Tout au long de ce voyage à rebours, Bernardo revit, « revoit » les phases successives de la conception de son propre être jusqu’à son expulsion sanguinolente de la matrice originelle. La récréation avec la divine pécheresse devient à proprement parler une re-création.

Mme Gilbert est à la fois la femme et la rivale de Dieu. Mais elle lui est supérieure. Pendant que Dieu-Lazard parle, moralise, théorise, légifère, sa Femme crée, enfante, produit, génère.

Ce livre doit se lire comme un hymne à la Femme, à la déesse mère de nos mythes antiques, à Astarté et à ses innombrables avatars…

 

Patryck Froissart

 
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Histoire de son serviteur, Edouard Limonov

Histoire de son serviteur, Edouard Limonov

Ecrit par Patryck Froissart 19.01.13 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRomanRussieFlammarion

Histoire de son serviteur, 2012, traduit du russe par Antoine Pingaud, 313 p. 20 €

Ecrivain(s): Edouard Limonov Edition: Flammarion

Histoire de son serviteur, Edouard Limonov

 

Coucou ! Revoilà Edouard !

Après Le poète russe préfère les grands nègres, dont on trouvera la présentation ici, il faut sans délai lire cette suite biographique du combat que livre Edouard Limonov pour se faire reconnaître comme écrivain.

Dans son premier roman, le poète libertaire russe, après avoir été autorisé à quitter l’Union Soviétique, végète aux Etats-Unis où, miséreux et anonyme, il noie dans la drogue, l’alcool et le sexe son désenchantement face à la réalité du rêve américain.

Ici Limonov, toujours à New York, occupe un emploi stable et respectable : il est majordome dans l’immense villa d’un milliardaire qu’il n’y voit que rarement.

Pour le narrateur, le point de vue est radicalement différent.

De spectateur passif, du balcon de sa chambre d’hôtel désaffecté, d’un monde où aucune place ne lui est accordée, Edouard passe au statut de membre actif de la société, a ses appartements (chambrette de service) et donc son adresse dans une demeure luxueuse des beaux quartiers.

Homme de ménage, cuisinier, factotum en sorte, il profite de la cave prestigieuse de son maître, reçoitses amis dans sa cuisine et ses maîtresses (toujours aussi nombreuses, et toujours aussi éphémères à une exception près) dans sa chambre, en l’absence du propriétaire.

On pourrait croire que cette relative aisance, que cette sécurité matérielle, que ce confort domestique auraient quelque peu apaisé ses rancœurs, l’auraient amené vers une insertion en douceur dans le melting-pot américain.

Lui-même, un temps, y croit. Mais il se trompe, et il détrompe vite le lecteur quant à sa capacité d’intégration à ce niveau de l’échelle sociale. S’il fait le maximum pour mériter son salaire, s’il fait bonne figure devant son maître, il ne supporte la servitude qu’en se répétant qu’elle est provisoire, et que le manuscrit Le poète russe préfère les grands nègres finira par être accepté par un des innombrables éditeurs à qui il l’envoie à tour de rôle.

« Je me postai à la fenêtre en songeant à ce fils de pute qui régnait sur nous… »

D’autres ont réussi pourtant. Limonov les envie et les méprise. Parmi eux, le danseur Lodyjnikov :

« Lodyjnikov est un snob. L’argent l’a rendu ainsi. […] Quand il a fui la Russie, il était jeune et sans le sou, comme nous tous. Aujourd’hui il valse avec les millions. […] Dans l’injuste, on ne fait pas plus grandiose… »

C’est que le personnage reste écartelé entre rejet et nostalgie du communisme égalitaire d’une part, et dégoût et attirance pour le libéralisme individualiste d’autre part. En conséquence, il « reste en dehors» :

« Margarita et Vladimir estimaient que la Russie était de la merde et que le reste du monde était un paradis […]. Pour moi, le monde entier était de la merde, y compris l’Amérique… »

C’est aussi que, simultanément, le poète, l’écrivain, persuadé de son génie, d’une part en veut à un système qui ne le reconnaît pas tout en couvrant de dollars des personnalités dépourvues de véritable talent, d’autre part ne rêve que d’être propulsé sur le devant de cette scène qu’il déteste. En conséquence, entre deux périodes de dépression, entre deux clameurs de haine, il ronge son frein :

« J’attendrai le temps qu’il faudra, je prendrai mon mal en patience. Mais, pour finir, j’aurai ma part, j’accomplirai ma grande œuvre… »

Phrases prémonitoires ! Car si les Etats-Unis ont ignoré son génie, la France l’a reconnu, à juste titre !

 

Patryck Froissart

 
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La chambre de Jacob, Virginia Woolf

La chambre de Jacob, Virginia Woolf

Ecrit par Patryck Froissart 04.02.13 dans La Une LivresLes LivresRecensionsFolio (Gallimard)Iles britanniquesRoman

La chambre de Jacob, Trad de l'anglais et présenté par Adolphe Haberer, 363 p.

Ecrivain(s): Virginia Woolf Edition: Folio (Gallimard)

La chambre de Jacob, Virginia Woolf

 

Peut-on concevoir un roman sans histoire ?

C’est la question que pose cette œuvre de Virginia Woolf.

Il y a un personnage, Jacob, qu’on peut appeler principal, annoncé dans le titre, souvent absent dans le texte, et cependant omniprésent d’un bout à l’autre de la lecture.

Il y a un narrateur, ou une narratrice, qui sait tout de lui, mais qui n’en dit que ce qu’elle veut bien en dire.

Il y a un récit qui s’attache au personnage, qui ne fait surface que de façon épisodique, comme un sous-marin, sans que les épisodes s’en inscrivent dans une narration linéaire, logique, suivie.  Pour être plus précis, il y a des récits, des fragments de récits, où Jacob apparaît, pour un petit bout de chemin en compagnie du lecteur.

Il y a, emplissant les ellipses, les regards, multiples, croisés, celui de la narratrice et ceux  des nombreux personnages qu’on peut appeler secondaires, bien que personne, dans le fil haché du livre, ne soit, c’est immédiatement évident, secondaire. Et ces regards, ces visions balaient un paysage, une colline, une rue, une plage, une ville, un monument, et offrent autant de tableaux, de scènes villageoises, citadines, champêtres sur lesquelles, en surimpression, bougent, pensent, parlent, conversent des hommes, des femmes, dont on ne sait pas grand-chose, qui passent et repassent, eux aussi, par intermittences.

Il y a la pensée errante et les rêveries libres de la narratrice, dans les interstices de quoi se succèdent des séries hasardeuses de touches descriptives (ce « roman » a été qualifié d’œuvre impressionniste), des guirlandes de bribes de dialogues, des litanies de visions fugitives, des lambeaux d’histoire contemporaine et d’histoires individuelles, des parts congrues de commentaires extra et intra diégétiques.

Il y a la chambre, celle de Jacob, où le lecteur est invité, régulièrement, à pénétrer pour une brève visite, le temps d’un coup d’œil, cette chambre où il ne se passe rien, cette chambre tragiquement vide à la fin du livre, comme symbolique de la vacuité de l’existence, de l’inanité d’être, de l’inutilité même de l’écriture :

« Chaque visage, chaque boutique, fenêtre de chambre, débit de boissons et square obscur est une image fiévreusement tournée – en quête de quoi ? Il en va de même avec les livres. Que cherchons-nous dans ces millions de pages ? Tournant toujours les pages avec espoir – oh, voici la chambre de Jacob. »

Il y a les images récurrentes, les métaphores obsédantes, dirait Charles Mauron, en particulier le retour régulier de celle de la vague, si familière en l’univers imaginaire de Virginia Woolf, dont il faut avoir lu ce formidable roman intitulé précisément « Les vagues ».

Il y a cette autre obsession, celle de l’événement tragique, qui met fin à l’histoire, qui tue le personnage, le narrateur… et l’auteur : la mort rôde, elle est à l’affût, elle s’annonce par le grand fracas d’un arbre qui tombe dans le crépuscule, par « de lointains ébranlements dans l’air et des cavaliers fantômes qui galopent, qui s’arrêtent… », par « un bruit sourd, comme si un meuble lourd était tombé, inopinément, de lui-même… ».

Le récit, qui chavire régulièrement dans les plongées mélancoliques que fait l’auteure en les profondeurs de son propre Moi,  est ainsi ponctué de sombres présages :

« A cet instant trembla dans l’air une plainte frémissante, frissonnante, lugubre… »

Il y a, alors, la poésie, toute la poésie, et, finalement, rien que la poésie.

Là est le secret de la magie Woolf ! Ce « roman » cassé, brisé, rompu, fragmenté, ces personnages fugaces, passagers, insaisissables, ces récits éphémères, sans début, non finis, ces instantanés impromptus, ces dialogues décousus, effilochés, abruptement interrompus, cette écriture volontairement déstructurée, cette narration qui a été voulue sans queue ni tête, cette introspection qu’on sent douloureuse et libératoire,  constituent un magnifique voyage poétique dans un univers paradoxalement banal, quotidien, médiocre, bourgeois au sens le plus péjoratif du terme.

Quiconque s’embarque sur ces vagues n’a plus aucune envie de retourner au port…

Superbe, forcément superbe !

 

Patryck Froissart

 

 

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La dernière nuit de Claude Eatherly, Marc Durin-Valois

La dernière nuit de Claude Eatherly, Marc Durin-Valois 

Ecrit par Patryck Froissart 09.10.12 dans La Une LivresLa rentrée littéraireLes LivresRecensionsRomanPlon

La dernière nuit de Claude Eatherly, août 2012, 339 p. 19 €

Ecrivain(s): Marc Durin-Valois Edition: Plon

La dernière nuit de Claude Eatherly, Marc Durin-Valois (2ème recension)

Marc Durin-Valois est un romancier plaisamment surprenant ! Passer du roman d’anticipation à suspense, Noir Prophète, à la relation intimiste d’une course forcenée à l’autodestruction, Les Pensées Sauvages, et nous sortir dans la foulée ce roman américain qui paraîtrait, à qui ignore que l’auteur a vécu une partie de son enfance aux Etats-Unis, plus américain qu’eussent pu l’écrire beaucoup d’auteurs américains, constitue me semble-t-il, un remarquable tour de force !

Le récit commence par la rencontre, fortuite, dans un bled paumé du Texas, le 11 septembre (eh oui !) 1949, que fait la narratrice, Rose, jeune photographe de presse, de Claude Eatherly, ancien pilote de l’armée américaine, dont la journaliste découvre un peu plus tard le fait d’armes suivant dans un article paru l’année précédente dans le New York Times :

 

« Le major Claude Eatherly pilotait le B29 Superfortress “Straight Flush” au sein de la 393ème escadrille de bombardiers. Le 6 août 1945, vers 1h30 du matin, il a décollé de Tinian aux îles Mariannes, une heure avant l’avion “Enola Gay”, pour évaluer les conditions climatiques dans le ciel d’Hiroshima. C’est lui qui a donné le feu vert à l’avion de Paul Tibbets, “Enola Gay”, pour qu’il procède au largage de la première bombe atomique ».

Rose est immédiatement attirée par Claude Eatherly et par ce qu’il représente et se met à suivre, de près et de loin, le personnage en se persuadant qu’elle tient en lui le sujet qui fera d’elle un jour une photographe célèbre.

Tout au long de sa vie, et conséquemment tout au long du roman, elle ne cesse de se poser, de nous poser les mêmes questions, sans jamais pouvoir y répondre.

Quelles sont les raisons pour lesquelles Claude Eatherly, ancien as de l’armée, végète et dérive dans ce coin perdu ?

Pourquoi, alcoolique, drogué, se livre-t-il à des attaques minables de petits caissiers en brandissant des armes factices ou non chargées pour des butins ridicules ?

Ne cherche-t-il pas à provoquer, à se faire remarquer, à se faire arrêter, à se faire interner dans l’hôpital psychiatrique de Waco, qui lui sert de refuge mais dont il s’échappe régulièrement ?

Par la grâce de quelle occulte protection n’est-il jamais condamné par les tribunaux aux peines de prison qu’il devrait encourir pour ses « hold-up » répétés ?

Est-il sincère lorsqu’il affirme, plus tard, durant une période de sa vie où des journalistes et un écrivain allemand exploitent son histoire pour se faire connaître et s’enrichir sur son dos, qu’il est le seul responsable du massacre d’Hiroshima, et qu’il est psychologiquement « bousillé » par l’insupportable fardeau du sentiment de culpabilité qui l’en taraude, ce qui, prétend-il, expliquerait et justifierait ses écarts de conduite ?

N’est-ce pas plutôt là le comportement d’un mégalomane, qui laisse complaisamment écrire qu’il a également bombardé Nagasaki, ville qu’il n’a même jamais survolée ?

Parallèlement Rose s’interroge sur elle-même, sur les raisons de son attirance, qui se fait obsession, pour l’ancien pilote (tout ce qui concernait Claude Eatherly provoquait en moi beaucoup plus qu’un extrême intérêt : une sorte d’addiction), et se demande pourquoi elle est incapable d’abandonner l’objectif qu’elle se donne, sans jamais l’atteindre, et en y sacrifiant, souvent, sa carrière professionnelle (ce qui fait d’elle, elle en est régulièrement consciente, la portraitiste ratée d’un héros raté) et sa vie familiale, de fixer sur sa pellicule cette figure singulière dont l’image fuit, bouge, varie, et se révèle constamment insaisissable, au sens figuré comme au sens propre puisque son appareil n’enregistre jamais, en trente ans de traque, aucun des visages de son personnage.

N’est-ce pas dans la notion même de « personnage » que réside la question littéraire que pose à mon sens cette œuvre passionnante de Marc Durin-Valois ?

N’est-il pas plus facile à un romancier de créer un héros de papier qu’à faire d’un personnage réel un héros (ou, en l’occurrence, un anti-héros) de roman ?

D’où ces problèmes essentiels pour l’écrivain, pour le photographe, pour le peintre : est-il possible de saisir en un portrait l’ensemble des traits de caractère d’un individu ? Autrement dit : la nature humaine est-elle descriptible ?

Alors prendrait un sens lapidaire pour l’écrivain qui se veut « réaliste » la formule consacrée : « toute ressemblance avec une personne existante ne serait que pure coïncidence »…

Si on admet qu’un bon roman est un roman qui questionne, La dernière nuit de Claude Eatherly est un excellent roman.

 

Patryck Froissart

 
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04/05/2022

Les 1001 conditions de l'amour, Farahad Zama

Les 1001 conditions de l'amour, Farahad Zama

Ecrit par Patryck Froissart 08.11.12 dans La Une LivresLes LivresRecensionsIles britanniquesRomanJean-Claude Lattès

Les 1001 conditions de l’amour, The many conditions of love, trad. de l’anglais Perrine Chambon, 2012, 428 p. 19 €

Ecrivain(s): Farahad Zama Edition: Jean-Claude Lattès

Les 1001 conditions de l'amour, Farahad Zama

 

Les rapports amoureux et les relations au sein du couple ne sont jamais chose simple en ce monde complexe qu’est l’Inde d’aujourd’hui.

Rehman et Usha d’une part, Aruna et Ramanujam d’autre part, en font la douloureuse expérience dans ce deuxième roman de Farahad Zama.

Rehman est musulman, Usha est hindoue. Cette appartenance à deux communautés qui ne se supportent pas constitue, d’entrée de livre, une source inéluctable, prévisible, d’obstacles et de tracas, dont on retrouve le schéma dans une bonne partie des films de Bollywood.

Aruna appartient à une famille pauvre. Ramanujam, médecin, de milieu bourgeois, subit volontiers l’influence de sa sœur, une personne acariâtre qui méprise Aruna. Ce triangle, tout aussi récurrent dans la cinématographie indienne, laisse espérer, dès que ces personnages prennent vie narrative, de désastreuses scènes de ménage…

Rehman est altermondialiste et soutient les luttes paysannes contre les multinationales qui s’accaparent les terres, Usha est journaliste à la télévision contre l’avis de son père, un traditionaliste qui ne voit pas d’un bon œil l’émancipation de sa fille, et qui craint par-dessus tout les regards critiques que ne peuvent manquer, il en est convaincu, de diriger sur elle, et donc par ricochet sur lui, les tenants du maintien de la femme sous le toit et sous la tutelle du père ou du mari. Les heurts, conflits et punitions sont inévitables.

Aruna, bien qu’ayant « épousé une famille aisée », tient à conserver l’autonomie financière que lui confère son travail de secrétaire en l’agence de Monsieur Ali, le père de Rehman, un marieur officiel, ce qui, au hasard des demandes d’époux ou d’épouses que viennent détailler dans l’officine des familles de toutes religions, de toutes castes, de tous niveaux sociaux, permet au narrateur de mettre en lumière, de façon objective, concentrée, cumulative, le poids toujours aussi oppressant des communautarismes, des préjugés, des traditions, des cloisonnements qui caractérisent la société indienne contemporaine.

« Chez moi, les femmes se taisent quand les hommes parlent affaires. En ville, les hommes sont devenus faibles et laissent leurs femmes leur manquer de respect… Si j’épouse votre fille, je lui imposerai une discipline stricte ».

La boutique de Monsieur Ali est aussi un carrefour narratif où se croisent Aruna et Rehman sans jamais échanger un mot, où se frôlent régulièrement, sans jamais s’intriquer l’une en l’autre, leurs histoires respectives.

L’auteur établit en ce lieu, en ce nœud, une correspondance signifiante entre les requêtes en recherches de mariages arrangés qui s’y succèdent et la double intrigue faite de hauts, de bas, et de ruptures au travers de quoi il conduit les deux jeunes couples. La nature des critères sociologiques, ethniques, claniques et religieux déclinés devant Monsieur Ali et sa secrétaire par les requérants successifs expliquent, éclairent, justifient, a priori et a posteriori, les vicissitudes et les brimades que subissent Rehman et Usha d’une part, Aruna et Ramajunam d’autre part.

L’étroite relation entre le quotidien traditionaliste du marieur et celui de ces quatre protagonistes représentatifs d’une certaine modernité à l’occidentale laisse, en définitive, l’impression pessimiste que la société décrite évolue peu, que les contraintes sociales s’y reproduisent en dépit des progrès technologiques : bien qu’Aruna obtienne l’accord de Monsieur Ali pour remplacer la machine à écrire du bureau et les fiches cartonnées par un ordinateur, les pratiques sociétales, quant à elles, restent désespérément les mêmes.

 

Patryck Froissart

 
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Le coursier de Valenciennes, Clélia Anfray

Le coursier de Valenciennes, Clélia Anfray

Ecrit par Patryck Froissart 12.09.12 dans La Une LivresLa rentrée littéraireLes LivresRecensionsRomanGallimard

Le coursier de Valenciennes, août 2012, 148 p. 14,90 €

Ecrivain(s): Clélia Anfray Edition: Gallimard

Le coursier de Valenciennes, Clélia Anfray

 

C’est une histoire originale que cette courte tranche de vie de Simon, juif rescapé des camps nazis, qui, six ans après la guerre, quitte l’Auvergne et traverse une partie de la France pour « monter » à Valenciennes remplir une mission qu’il considère comme sacrée : retrouver la famille de Pierre, un camarade mort en déportation, pour lui remettre un paquet au contenu mystérieux que lui a confié son ami avant d’être envoyé à l’abattoir d’Auschwitz.

Il est accueilli dans une maison bourgeoise de l’Athènes du Nord par Suzanne et par Renée, la belle-sœur et la fille de Pierre, et fait la connaissance, le lendemain, dans un autre quartier valenciennois, du fils de son compagnon de déportation.

L’une des marques fortes de ce roman est l’omniprésence de la ville wallonne, imposée par la grande précision de la description et l’usage systématique de la toponymie réelle pour situer les lieux où se succèdent les événements qui marquent son séjour, à Valenciennes intra muros d’abord puis de Valenciennes à la frontière belge. Tout Valenciennois y sera chez soi et ressentira vivement les sensations qu’éprouve le personnage, y adhérera, s’en amusera, ou s’en offusquera.

Clélia Anfray a eu la bonne idée d’exprimer l’impression d’oppression que ressent le messager venu d’Auvergne, et de renforcer cette atmosphère brumeuse, sombre et lourde, par la superposition de couches descriptives fonctionnant comme des poupées russes :

Le ciel du nord (on pense irrésistiblement à Brel, à Verhaeren…) est un « édredon opiniâtrement accroché aux toits ».

Valenciennes est « ce trou abîmé par les troupes françaises et allemandes » où « le noir de carbone s’infiltrait partout dans les fissures et dans les fondrières »…

« On aurait dit que Valenciennes, elle, n’avait pas choisi ses couleurs. Qu’elle portait une pèlerine poussiéreuse, épaisse et lourde comme un âne mort. Qu’elle suffoquait au milieu des terrils… »

A l’hôpital du Hainaut « le dispensaire… avait quelque chose d’intimidant, de solennel ».

Une sculpture célèbre de Carpeaux, la Tour de la Faim, est vue comme « une statue colossale et écrasante ».

Dans l’appartement de la famille de Pierre, où « Les chaises paillées de la cuisine étaient assez basses» et où « Simon avait la désagréable impression d’être aussi rabougri qu’un enfant… » l’air est tout autant pesant : « Le repas s’étira au rythme d’une conversation sans entrain »… et Simon craint de se faire prendre au cœur par la femme qui l’y accueille : « ses yeux s’abattirent brutalement sur lui ».

Même le tramway, malgré sa mobilité, est un espace clos, un microcosme où on fait connaissance, où on converse, où on partage le briquet, où on s’endort : « [Etienne] sortit un morceau de pain, du fromage, et sans même demander, en fit trois parts à peu près égales qu’il tendit aux voyageurs ».

Il y a bien de temps en temps une éclaircie dans la morosité : « Valenciennes, sous l’effet de la parole de Mme Viéville, avait repris des couleurs. […] Son austérité grise s’était dissipée… »

Mais l’ambiance générale est d’une étouffante tristesse.

Cette suggestion d’un enfermement permanent fait écho à l’univers concentrationnaire du camp dont la réalité est révélée au lecteur en de courts épisodes discontinus, les uns puisés par le narrateur dans les souvenirs de Simon, les autres racontés directement par le visiteur à ses interlocuteurs, en une sorte de broderie macabre s’entremêlant à la narration de l’intrigue qui se noue durant le séjour à Valenciennes, dont le déroulement, par sa construction et ses éléments, amène le lecteur à entrevoir, puis à espérer le dénouement dramatiquement cathartique.

Ce roman serait tout à fait transposable au cinéma…

 

Patryck Froissart

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05/04/2022

Les bas-fonds du rêve, Juan Carlos Onetti

Les bas-fonds du rêve, Juan Carlos Onetti

Ecrit par Patryck Froissart 30.08.12 dans La Une LivresLes LivresAmérique LatineRecensionsNouvellesGallimard

Les bas-fonds du rêve, (Tan triste como ella y otros cuentos para una tumba sin nombre), 1981, traduit de l’espagnol uruguayen par Laure Bataillon, Abel Gerschenfeld et Claude Couffon

Ecrivain(s): Juan Carlos Onetti Edition: Gallimard

Les bas-fonds du rêve, Juan Carlos Onetti

Qu’est-ce qu’une histoire ?

A quel moment du récit commence « la véritable histoire » ?

Quel est le degré de réalité des faits rapportés ? Quelle est la part d’authenticité des lieux de l’action ? Quelle certitude peut avoir le narrateur par rapport au déroulement et à la place des différents « temps » de la narration ? Que sait l’auteur des protagonistes qu’il met en scène ? Quel est le « vrai roman » dans l’infinie possibilité des variantes dans lesquelles s’égare le narrateur principal, ou dans lesquelles des narrateurs secondaires entraînent le lecteur et le narrateur principal lui-même ?

Voilà une partie des questions que pose, que se pose l’auteur des nouvelles de ce recueil, dont l’écriture est fondée sur l’infinité du champ des possibles narratifs.

Au centre de chaque mensonge, il y avait la femme, chaque histoire était elle…

Treize récits de Juan Carlos Onetti se succèdent dans ce livre sombrement étincelant sous le titre éponyme de la seconde d’entre elles.

Dans Santa Maria, ville brumeuse, imaginaire, archétype des villes tropicales d’Amérique Latine, sorte de non-lieu qui, paradoxalement, paraît familier au lecteur, passent, repassent, disparaissent, reviennent des personnages dont le narrateur, en observateur extérieur, retrace, ou suppose, ou invente l’histoire, les trajectoires probables ou potentielles, à partir d’éléments dont il est le témoin ou de fragments qui lui sont rapportés.

Je la vis depuis les hauteurs gazonnées de la promenade ; la silhouette grandissait à l’autre bout de la jetée, à mesure qu’elle avançait vers la brume de l’eau, sa valise et son manteau d’hiver tantôt apparaissant, tantôt se confondant avec le fond…

Autant sont flous ces acteurs de vies fragmentées, autant sont décalés leurs actes et leurs destins, autant est souvent, volontairement, erratique le dessein de l’auteur, qui affiche une volonté délibérée de sortir des schémas littéraires habituels.

Le narrateur se mêle aux personnages, les fréquente régulièrement, dans des lieux louches, ou les croise de manière épisodique, partage, dans l’une ou l’autre nouvelle, plus ou moins intimement leur itinéraire dans les méandres nauséeux, dans les « bas-fonds » d’une société viciée.

Ainsi, dans la nouvelle intitulée A une tombe anonyme, il se retrouve, par hasard, impliqué dans une histoire qui commence par l’enterrement d’une jeune femme, Rita :

J’ai commencé à y être mêlé, ironique et désinvolte, sans même m’en douter lorsque le commis de Miramonte vint s’asseoir à ma table de l’Universal ; il s’excusa et me parla du foie de sa belle-mère…

Alors commence la reconstitution de la vie de Rita, morcelée, jalonnée d’hypothèses, de témoignages contradictoires, d’épisodes supputés, confirmés puis infirmés : seul élément présenté comme certain : Rita avait pour compagnon un bouc, dont le statut varie au cours du récit : animal de compagnie, attraction pour les passants auprès de qui Rita mendie, amant particulier en couple avec la jeune fille, ou partenaire actif dans un vicieux ménage à trois…

Les dits, les faits, les situations s’enchevêtrent, se superposent, se brouillent, s’annihilent, jusqu’au moment où de nouveaux témoins insinuent que la morte enterrée au début de la nouvelle ne serait pas Rita, ce qui revient à renier tout le cours du récit…

Et quand se furent écoulés suffisamment de jours de réflexion pour que je me mette aussi à douter de l’existence du bouc, j’ai écrit en quelques nuits cette histoire…

Les adjectifs « ironique et désinvolte », cités ci-dessus, résument l’attitude de l’auteur-narrateur par rapport à cette mise en écrit d’une suite de rêves débridés : tout cela, finalement, ce sont des histoires…

Le fait est que ces histoires sont de celles qui font la grande littérature.

 

Patryck Froissart

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Une sainte fille, Franz Bartelt

Une sainte fille, Franz Bartelt

Ecrit par Patryck Froissart 03.09.12 dans La Une LivresLes LivresRecensionsFolio (Gallimard)Nouvelles

Une sainte fille, Collection Folio 2€, 93 p.

Ecrivain(s): Franz Bartelt Edition: Folio (Gallimard)

Une sainte fille, Franz Bartelt

 

Quelle bonne initiative que la publication chez Gallimard de petits ouvrages dans cette série répertoriée « Folio2€ » !

Une sainte fille est le titre d’une des trois nouvelles de ce recueil, extraites de La Mort d’Edgar, œuvre plus conséquente publiée dans la collection Blanche du même éditeur.

Les personnages principaux de ces trois récits ont un trait commun : ils se caractérisent par leur relation avec autrui.

L’une, bien qu’étant, de nature, l’inverse de ce que le monde croit qu’elle est, passe, durant toute sa vie, pour ce qu’elle n’est pas, et subit de ce fait une célébrité aussi universelle que non voulue. C’est là à la fois une illustration terrible de ce que peut avoir pour conséquence la rumeur publique, et une dénonciation pleine de grinçant humour de l’un des travers les plus fondamentaux de notre société : l’hypocrisie collective.

L’autre s’évertue à être l’écrivain qu’il croit que le public en général et son épouse en particulier veulent qu’il soit, et à ne fonder en conséquence ses romans que sur des sujets qui se situent très précisément dans l’air du temps. Mais il faut « produire » toujours plus et plus vite pour rester à la mode, et le champ des thèmes à succès n’est pas infini. A court, le romancier fait de sa femme l’héroïne d’un roman vivant en la confrontant à des situations susceptibles de lui fournir les épisodes d’une nouvelle œuvre qui plaira à coup sûr. Tout en ciblant, sans nommer quiconque, les romanciers « dans le vent », et, par ricochet, le mercantilisme du monde de l’édition, Franz Bartelt élabore une nouvelle version, singulière, inversée, de « l’émancipation du personnage littéraire ».

Le troisième, habitant marginal d’un village dont toute la population lui est hostile pour des motifs développés jour après jour sur des élucubrations de piliers de bistrot, retourne la situation en annonçant le décès d’un mystérieux cadet que personne n’a jamais vu et par rapport à qui il se crée un personnage de grand frère protecteur. Il attire alors unanimement l’attention, la sympathie, l’estime et le respect. La révélation, bien plus tard, de la vérité sonnera l’heure de sa vengeance, cinglante, contre les fomentateurs de l’animosité initiale.

Figures fortes, situations originales, fins inattendues, expression crue, humour chronique, et cependant, fondamentalement, satire féroce implicite de notre époque sont les points forts de chacun des textes de ce petit volume à savourer sur la plage, dans le train, dans un hamac, assis, debout, allongé, sans se « prendre la tête » comme on dit aujourd’hui…

Franz Bartelt, de toute évidence, s’amuse à écrire, en se donnant pour gageure d’amuser, par contrecoup, le lecteur.

Le pari est réussi : à moins d’être incurablement atrabilaire, on rit.

 

Patryck Froissart

16:22 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (2) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |