03/04/2022

Mensonges d'été, Bernhard Schlink

Mensonges d'été, Bernhard Schlink

Ecrit par Patryck Froissart 23.09.12 dans La Une LivresLes LivresRecensionsLangue allemandeNouvellesGallimard

Mensonges d’été, 2012, (Sommerlügen), trad. allemand Bernard Lortholary. 290 p. 21 €

Ecrivain(s): Bernhard Schlink Edition: Gallimard

Mensonges d'été, Bernhard Schlink

 

Sept nouvelles, d’une longueur plutôt inhabituelle, ont été regroupées dans ce recueil sous l’appellation générique : « Histoires ».

Le titre en présente explicitement le thème général.

L’intrigue de L’arrière-saison commence et se poursuit comme au cinéma hollywoodien : Suzan, une dame riche, et Richard, un musicien pauvre à qui elle ne révèle pas sa richesse, se rencontrent et s’aiment. Comme de bien entendu, il est très fâché quand il découvre la vérité. Comme il se doit, ils se réconcilient, bien qu’il supporte mal ce qu’il ressent comme une dépendance, un état inférieur. Comme on s’en douterait, pour corser l’histoire, elle est américaine, il est européen, elle se projette dans l’avenir, il porte en lui le poids de l’Histoire du vieux continent.

« Vous autres Européens, vous êtes des pessimistes. Vous venez de l’Ancien Monde et vous ne pouvez imaginer que le monde devienne nouveau et les êtres humains aussi… »

L’histoire du couple, qui paraît, tout au long du récit, très classique, débute donc par un mensonge, vite éventé, vite pardonné ; mais le vrai mensonge est ailleurs, consubstantiel d’une autre histoire : celle que les deux protagonistes projettent de vivre une fois fermée la parenthèse de hasard qui les a réunis pour quelques jours dans la solitude d’une arrière-saison de station balnéaire.

En conséquence, sans qu’il y ait de scène de rupture, et c’est là ce qui donne à cette nouvelle toute sa saveur, la romance se termine, abruptement, pour Richard, en une crise tragique de brutal retour à la lucidité, par la révélation du mensonge à soi-même sur lequel il s’est construit un futur conjugal.

Avec L’inconnu dans la nuit c’est à un savant montage de construction-déconstruction de la vérité que l’auteur nous convie : la trame narrative s’étoffe bribe après bribe, de façon décousue, par le canal des révélations que fait le personnage central au narrateur, d’abord lorsqu’ils font connaissance au cours d’un voyage en avion, ensuite à l’occasion de nouvelles rencontres espacées dans le temps. Ces « aveux » épars, dévoilant, ou occultant, ou contredisant, telle ou telle part de la vérité, relèvent d’un art maîtrisé de la tension narrative, d’autant plus que la tranche initiale du récit s’inscrit en tiroir, par une étroite intrication, dans la narration parallèle de la situation de danger que vivent le narrateur principal et le narrateur secondaire, l’un des réacteurs de l’avion où ils se trouvent étant en feu : sujet intéressant d’analyse littéraire pour un Gérard Genette…

Quoi qu’il en soit, une question turlupine le récepteur-narrateur, et donc le lecteur : que penser de ces aveux spontanés ?

« Mon voisin venait de tester sur moi son histoire. Il allait devoir bientôt la raconter à la police, au procureur et au juge, et il voulait savoir comment elle serait reçue. Quelle figure il y faisait. Ce qu’il devait laisser de côté et ce qu’il devait enjoliver… »

On aimera également La maison dans la forêt, où la toile de mensonges dans lequel le héros emberlificote peu à peu, poussé par l’amour possessif, exclusif, psychotique qu’il leur porte, son épouse et sa fille, finit, de manière très concrète, par emprisonner, comme en les mailles d’un filet qu’il veut infranchissable, la famille au milieu de nulle part. Tout en conservant les caractères de la nouvelle, La Maison dans la forêt est à rattacher au genre du roman noir, ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait que Bernhard Schlink a écrit plusieurs romans policiers.

« Il sentit la panique le gagner. Si le lendemain les amis frappaient à la porte, après-demain Kate serait à New York, et tout recommencerait. S’il ne voulait pas de ça, il fallait trouver une idée. Par quels mensonges pourrait-il tenir les amis à distance ? »

Les autres récit sont de la même veine, et tiennent pareillement le lecteur en haleine.

A noter la récurrence, d’une nouvelle à l’autre, du lieu clos, souvent isolé, où les relations entre des protagonistes dont le nombre est réduit au couple peuvent s’exacerber jusqu’au dénouement toujours surprenant.

La traduction est généralement d’un bon niveau littéraire. Un passage maladroit prend un sens tellement incongru qu’il est pardonnable (il faudrait toutefois vérifier si l’incongruité est le fait du traducteur).

« Une fois, elle rêva qu’elle était à un bal et dansait avec un homme qui n’avait qu’un bras mais qui,de l’autre, la conduisait de façon si sûre et si légère qu’elle n’avait pas à remuer les jambes ».

 

Patryck Froissart

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La jarre d'or, Raphaël Confiant

La jarre d'or, Raphaël Confiant

Ecrit par Patryck Froissart 30.09.12 dans La Une LivresLes LivresRecensionsFolio (Gallimard)Roman

La Jarre d’or, juin 2012, 305 p.

Ecrivain(s): Raphaël Confiant Edition: Folio (Gallimard)

La jarre d'or, Raphaël Confiant

L’auteur, bien connu, est martiniquais.

Le héros du roman est, comme son créateur, un écrivain martiniquais, Augustin Valbon, mulâtre au confluent de deux cultures, la française et la martiniquaise, doublement héritier de Balzac et de Césaire.

L’héritage de Balzac est évident dans la précision de la peinture sociale des milieux où se déroule le roman, dans la certitude que cultive le jeune écrivain d’être doué d’un talent d’exception, et dans son ambition avouée de connaître la gloire qu’il estime donc mériter.

L’héritage de Césaire est manifeste dans l’écriture poétique, dans l’omniprésence des thèmes sur lesquels s’est fondée l’affirmation littéraire de la négritude, et, ô merveille, dans l’abondance des diamants lumineux du créole antillais qui parsèment le texte, des étincelles de cette belle langue aujourd’hui reconnue, à juste titre et à statut égal, comme une des langues qui appartiennent au patrimoine linguistique de l’humanité, de ce parler riche et inventif que les linguistes décrivent comme un français évolué, dégagé qu’il a été, dès le début de son histoire, des contraintes imposées par l’Académie créée par Richelieu en 1635 (l’année même de l’installation des Français en Martinique) dans l’objectif affirmé de fixer (de figer) le français du 17ème siècle dans un état considéré alors (et depuis) comme définitivement parfait.

Ce double héritage détermine, on s’en doute, le destin du personnage d’Augustin Valbon, qui, bien avant d’être capable d’assumer son biculturalisme, oscille du monde des békés à celui des « Nègres des quartiers plébéiens », rompt avec la francité cultivée par sa famille, quitte les quartiers bourgeois de l’En-Ville pour s’installer dans ceux, afro-antillais, des Terres-Sainville, où son arrivée est considérée comme déplacée, en particulier par le « chef » Bec-en-or : « On comprend donc que [Bec-en-or] ne vit pas d’un bon œil la débarquée du sieur Augustin Valbon et de sa valisette qui le faisait ressembler rien de moins qu’à un ma-commère », et rejoint régulièrement, dans un monde marginal, un petit cercle d’écrivaillons désargentés, « une manière de Bohème qui fréquentait assidûment le premier étage de l’hôtel L’Impératrice […], quatre bonshommes qui vivaient de poésie et d’eau fraîche »…

Que vient faire La jarre d’or dans cette quête identitaire qui a priori n’a pas d’issue puisque le mulâtre ne peut être, par définition, ni blanc ni noir ?

« Après qu’une révolte d’esclaves eut détruit une trâlée de plantations […], un vieux planteur béké décida d’enterrer son seul véritable bien. Une jarre contenant des livres interdits… »

Le symbolisme est clair : la recherche obsédante de la lumière que représente l’éclat de l’or de la jarre perdue, laquelle renferme la vérité contenue dans des livres dont le sens est interdit à qui n’a pas accompli le cheminement initiatique passant par la (re)connaissance des savoirs secrets et sacrés, dont sont détenteurs, entre autres, les guides-sorciers Grand Z’Ongles et Fils-du-Diable-en-personne, le vieux prêtre indien Vélaye, et les fossoyeurs Zoklet et Charlemagne, s’impose à Augustin Valbon qui pourra, à la fin de ce voyage dans la partie africaine de ses origines, dépouiller le vieil homme et naître en tant qu’écrivain riche de toutes les composantes culturelles et historiques de son pays métis et capable de s’en nourrir et de s’en distancier suffisamment pour affirmer sa propre singularité de romancier.

Car n’est-ce pas au fond de soi que chacun recèle sa propre jarre d’or dont la découverte ouvre la voie, selon la formule de Delphes, qui mène à la connaissance de l’univers et des dieux… ?

« Nous recherchons, chacun dans sa chacunière, de multiples façons, la réponse à la question que pourtant personne ne nous a posée, la seule qui vaille : pourquoi-pourquoi-pourquoi ».

La recherche de La jarre d’or prend alors un sens supplémentaire : elle est ce que s’évertuent à atteindre les romanciers « qui, par le truchement de l’écriture, inventent d’autres vies que les leurs, vivent donc par procuration et, ce faisant, dérisionnent le pourquoi et son agaçante insistance ».

Il arrive même que la vie de l’écrivain et celle de ses personnages s’emmêlent, et que se répète l’histoire de Pygmalion. Ainsi Augustin s’éprend-il de Louisiane, l’héroïne de ses romans : « A force-à-force, l’image fictive de Louisiane avait fini par ravir la place de celle, pourtant bien réelle celle-ci, de Lisette dans le cœur d’Augustin… ».

Il faut noter le montage original que constitue l’alternance des voix tout au long du roman : se succèdent de façon régulière, tour à tour, les dits des fossoyeurs imprimés en italiques, le récit d’Augustin à la première personne et une narration classique à la troisième personne, ce qui, par la  variation ainsi créée des points de vue et les décalages surprenants, d’un chapitre à l’autre, des temps de l’histoire, entretient au plus haut degré l’intérêt du lecteur.

Un roman riche de thèmes qui se superposent et s’imbriquent, dont celui, fondamental, de la place de la créolité dans ou à côté de la littérature française.

 

Patryck Froissart

09:02 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

02/04/2022

La dernière nuit de Claude Eatherly, Marc Durin-Valois

La dernière nuit de Claude Eatherly, Marc Durin-Valois 

Ecrit par Patryck Froissart 09.10.12 dans La Une LivresLa rentrée littéraireLes LivresRecensionsRomanPlon

La dernière nuit de Claude Eatherly, août 2012, 339 p. 19 €

Ecrivain(s): Marc Durin-Valois Edition: Plon

La dernière nuit de Claude Eatherly, Marc Durin-Valois (2ème recension)

Marc Durin-Valois est un romancier plaisamment surprenant ! Passer du roman d’anticipation à suspense, Noir Prophète, à la relation intimiste d’une course forcenée à l’autodestruction, Les Pensées Sauvages, et nous sortir dans la foulée ce roman américain qui paraîtrait, à qui ignore que l’auteur a vécu une partie de son enfance aux Etats-Unis, plus américain qu’eussent pu l’écrire beaucoup d’auteurs américains, constitue me semble-t-il, un remarquable tour de force !

Le récit commence par la rencontre, fortuite, dans un bled paumé du Texas, le 11 septembre (eh oui !) 1949, que fait la narratrice, Rose, jeune photographe de presse, de Claude Eatherly, ancien pilote de l’armée américaine, dont la journaliste découvre un peu plus tard le fait d’armes suivant dans un article paru l’année précédente dans le New York Times :

 

« Le major Claude Eatherly pilotait le B29 Superfortress “Straight Flush” au sein de la 393ème escadrille de bombardiers. Le 6 août 1945, vers 1h30 du matin, il a décollé de Tinian aux îles Mariannes, une heure avant l’avion “Enola Gay”, pour évaluer les conditions climatiques dans le ciel d’Hiroshima. C’est lui qui a donné le feu vert à l’avion de Paul Tibbets, “Enola Gay”, pour qu’il procède au largage de la première bombe atomique ».

Rose est immédiatement attirée par Claude Eatherly et par ce qu’il représente et se met à suivre, de près et de loin, le personnage en se persuadant qu’elle tient en lui le sujet qui fera d’elle un jour une photographe célèbre.

Tout au long de sa vie, et conséquemment tout au long du roman, elle ne cesse de se poser, de nous poser les mêmes questions, sans jamais pouvoir y répondre.

Quelles sont les raisons pour lesquelles Claude Eatherly, ancien as de l’armée, végète et dérive dans ce coin perdu ?

Pourquoi, alcoolique, drogué, se livre-t-il à des attaques minables de petits caissiers en brandissant des armes factices ou non chargées pour des butins ridicules ?

Ne cherche-t-il pas à provoquer, à se faire remarquer, à se faire arrêter, à se faire interner dans l’hôpital psychiatrique de Waco, qui lui sert de refuge mais dont il s’échappe régulièrement ?

Par la grâce de quelle occulte protection n’est-il jamais condamné par les tribunaux aux peines de prison qu’il devrait encourir pour ses « hold-up » répétés ?

Est-il sincère lorsqu’il affirme, plus tard, durant une période de sa vie où des journalistes et un écrivain allemand exploitent son histoire pour se faire connaître et s’enrichir sur son dos, qu’il est le seul responsable du massacre d’Hiroshima, et qu’il est psychologiquement « bousillé » par l’insupportable fardeau du sentiment de culpabilité qui l’en taraude, ce qui, prétend-il, expliquerait et justifierait ses écarts de conduite ?

N’est-ce pas plutôt là le comportement d’un mégalomane, qui laisse complaisamment écrire qu’il a également bombardé Nagasaki, ville qu’il n’a même jamais survolée ?

Parallèlement Rose s’interroge sur elle-même, sur les raisons de son attirance, qui se fait obsession, pour l’ancien pilote (tout ce qui concernait Claude Eatherly provoquait en moi beaucoup plus qu’un extrême intérêt : une sorte d’addiction), et se demande pourquoi elle est incapable d’abandonner l’objectif qu’elle se donne, sans jamais l’atteindre, et en y sacrifiant, souvent, sa carrière professionnelle (ce qui fait d’elle, elle en est régulièrement consciente, la portraitiste ratée d’un héros raté) et sa vie familiale, de fixer sur sa pellicule cette figure singulière dont l’image fuit, bouge, varie, et se révèle constamment insaisissable, au sens figuré comme au sens propre puisque son appareil n’enregistre jamais, en trente ans de traque, aucun des visages de son personnage.

N’est-ce pas dans la notion même de « personnage » que réside la question littéraire que pose à mon sens cette œuvre passionnante de Marc Durin-Valois ?

N’est-il pas plus facile à un romancier de créer un héros de papier qu’à faire d’un personnage réel un héros (ou, en l’occurrence, un anti-héros) de roman ?

D’où ces problèmes essentiels pour l’écrivain, pour le photographe, pour le peintre : est-il possible de saisir en un portrait l’ensemble des traits de caractère d’un individu ? Autrement dit : la nature humaine est-elle descriptible ?

Alors prendrait un sens lapidaire pour l’écrivain qui se veut « réaliste » la formule consacrée : « toute ressemblance avec une personne existante ne serait que pure coïncidence »…

Si on admet qu’un bon roman est un roman qui questionne, La dernière nuit de Claude Eatherly est un excellent roman.

 

Patryck Froissart

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Le Talisman, Vaikom Muhammad Basheer

Le Talisman, Vaikom Muhammad Basheer

Ecrit par Patryck Froissart 16.06.12 dans La Une LivresLes LivresAsieRecensionsNouvellesZulma

Le Talisman, trad. du malayalam par Dominique Vitalyos, 2012, 210 p.

Ecrivain(s): Vaikom Muhammad Basheer Edition: Zulma

Le Talisman, Vaikom Muhammad Basheer

Douze nouvelles, les unes drôles, les autres sombres, d'autres sombres et drôles à la fois, sont rassemblées dans ce précieux petit  recueil de VM Basheer.

Douze nouvelles, et autant de plongées au coeur de l'Inde fourmillante, grouillante, foisonnante.

 

Douze histoires tirées de la vie quotidienne d'une société, toujours extraordinaire pour l'occidental cartésien,  où se mêlent religions, croyances, de légendes, superstitions, traditions, interdits, où ce qui pour nous est irrationnel trouve son explication et passe pour normal, réel, faisant partie de l'ordre raisonnable du monde.

Ainsi, une "banale" histoire d'amour entre un chien musulman et une chienne hindoue peut avoir des conséquences sur un crucial problème de calvitie, et cela n'étonne personne.

Ainsi le narrateur lui-même se retrouve mêlé à des évènements auxquels il participe pleinement tout en glissant dans son texte, sans grande conviction : "Disons que c'est une histoire de fantôme". Métalangage ironique amusant...

Ainsi on pénètre ailleurs dans le monde obscur des mendiants qu'un handicap ou une lourde malformation rejette aux confins des faubourgs de la misère. On y voit une espèce de fille sauvage accueillir dans la solitude de sa cahute un gnome chassé de partout à coups de bâtons: se forme alors un touchant couple de marginaux, socialement aux antipodes de Bollywood:

 

"Et nous vivons depuis comme deux perruches inséparables, pépiant, volant de branche en branche, extasiés de bonheur, déployant dans les rayons dorés de l'aube les plus beaux sourires de l'amour! Tankam, ma Tankam, oui, car elle est bien mienne, cette aurore de printemps que l'arc-en-ciel irise!"

 

L'auteur sait aussi amuser par la chronique des déboires que connaît l'inculte Abdul Khadar, dominé par son épouse érudite, dans "Pour une patte de bananes-coq" et par la façon dont il retourne finalement, brutalement, à son avantage cette relation conjugale hors norme.

On retrouve au fil du recueil le thème, récurrent dans la littérature indienne, des amours interdites ayant pour protagonistes des membres de communautés différentes, et des amours maudites,  marquées du sceau d'une infamie morale. Le dénouement en est alors tragique:

 

"Je vous aime, et c'est pourquoi je vais mourir. Il me faut cesser de vivre. Le monde n'est plus qu'un magma brûlant, l'océan m'attend, là, devant moi, l'océan sans fond dont la fraîcheur aspirera toute ma souffrance..."

 

Douze nouvelles, donc, d'une grande richesse thématique, bien à l'image de la diversité et de l'intrication des cultures indiennes!

Douze nouvelles, enfin, qui révèlent le talent de conteur d'un écrivain trop peu connu.

Le tout est excellement rendu par la remarquable qualité de la traduction de Dominique Vitalyos, le texte d'origine étant en mayalayam, une des 22 langues officielles de l'Inde, parlée au Kerala, à Pondichéry et dans l'état du Lakshadweep (îles Laccadives).

 

Patryck Froissart

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27/03/2022

Le ravin du chamelier, Ahmad Aboukhnegar

Le ravin du chamelier, Ahmad Aboukhnegar

Ecrit par Patryck Froissart 18.06.12 dans La Une LivresSindbad, Actes SudLes LivresRecensionsMoyen OrientPays arabesRoman

Le ravin du chamelier, Actes Sud, Sinbad, (2012), trad. de l’arabe (Egypte) par Khaled Osman, 207 p.

Ecrivain(s): Ahmad Aboukhnegar Edition: Sindbad, Actes Sud

Le ravin du chamelier, Ahmad Aboukhnegar

Il arrive qu’une caravane s’égare, et dresse le camp à proximité d’une oasis.

Il arrive que, le temps d’une veillée, les nomades et les sédentaires, refoulant leur antagonisme atavique, partagent le méchoui, dans un lieu neutre, à l’écart du douar, à l’écart de la piste.

Il arrive que les chameliers reprennent ensuite l’itinéraire ancestral en abandonnant un des leurs, pour le punir d’avoir, par étourderie, mis la troupe en péril.

Il arrive qu’un chamelon partage tout avec son jeune maître qui le consulte et tient compte de ses avis, et qu’ils fument ensemble la gôza.

« Dans quelques jours et encore moins de nuits, mon père rentrera, alors je me réveillerai de ce cauchemar ». Le chamelon hocha la tête…

Il arrive que, tout en espérant qu’un jour la caravane repasse et que lui soit rendu son rang dans la file, le chamelier adolescent, son chamelon empli de sagesse et une chamelle blessée s’installent dans un ravin sauvage où les villageois ne doivent, par tabou, jamais poser le bout du pied, et où règne, sur un monde de djinns et d’animaux des ténèbres, un couple de gigantesques seigneurs serpents.

Il arrive, évidemment, que naisse un beau roman d’amour entre le jeune chamelier, banni, solitaire, qui a pactisé avec les obscures divinités du lieu, et la fille du berger du douar, elle-même ostracisée par la communauté sédentaire.

Il arrive que le couple de nouveaux Robinsons recrée dans le ravin maudit un paisible jardin d’Eden.

Il arrive tout cela, et bien d’autres choses, dans ce récit très poétique d’Ahmad Aboukhnegar.

La narration, lente comme le cheminement de la caravane, forme des boucles, s’égare, oblige le lecteur à reconstruire régulièrement ses repères, saute du passé au présent, entrecroise ou superpose les pistes narratives, les interrompt ici et là, comme se croisent et se perdent sous l’avancée des dunes les pistes chamelières dans l’immensité du désert.

Les territoires sont délimités par la tradition, millénaire, immuable : aux chameliers l’espace infini, aux villageois le cercle clos de l’oasis, aux divinités occultes les lieux intermédiaires, que ne traversent jamais les pistes des nomades, et où les habitants du village s’interdisent de pénétrer pour y étendre leurs cultures ou y faire paître leurs chèvres.

La traduction (est-ce volonté délibérée du traducteur ?) mêle l’accompli et l’inaccompli, le passé simple et le passé composé, ce qui appuie et accentue l’impression continue d’étrangeté et facilite le voyage du lecteur dans un espace-temps où se mélangent fiction quasi-réaliste, légende, conte, mythe, rêves, hallucinations, fantômes du passé, et mirages, sur fond de l’attente nostalgique et illusoire d’un retour de la caravane.

C’est par ce chemin qu’était arrivée la caravane de son père, du temps qu’il était enfant, mais aucune autre ne l’avait emprunté depuis. Tout au long de ces années passées dans le ravin, le chamelier avait tenu à venir régulièrement s’asseoir sur ce promontoire pour guetter son père, sans jamais manquer un seul jour…

 

Patryck Froissart

09:26 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Grand-père avait un éléphant, Vaikom Muhammad Basheer

Grand-père avait un éléphant, Vaikom Muhammad Basheer

Ecrit par Patryck Froissart 04.07.12 dans La Une LivresLes LivresAsieRecensionsRomanZulma

Grand-père avait un éléphant, trad. du malayalam par Dominique Vitalyos, 2005, 136 p.

Ecrivain(s): Vaikom Muhammad Basheer Edition: Zulma

Grand-père avait un éléphant, Vaikom Muhammad Basheer

Comment est le monde selon Kounnioupattouma, la fille de la fille chérie d’Anamakkar ?

Kounnioupattouma voit tout en rose, y compris les éléphants, surtout celui de son grand-père.

En effet, lui répète-t-on à longueur de jour, son grand-père avait un éléphant ! Et pas un petit, un maigre, un efflanqué ! Non, le plus grand, le plus fort et le plus beau des éléphants : un mâle gigantesque avec de grandes défenses, qui avait tué pas moins de quatre de ses cornacs, des kafir, évidemment.

Kounnioupattouma, enfant de sucre, ornée des plus précieux bijoux, grandit sur un piédestal, symbole vivant de la réussite sociale de ses parents, au milieu de sa maison, qu’elle ne quitte quasiment jamais, parée dans l’attente du mariage que ses parents arrangeront pour elle avec un jeune homme de son rang et de sa communauté avant d’accomplir leur pèlerinage du Hadj.

Toutes les femmes qui étaient déjà venues l’examiner croulaient sous l’or. Toutes des maîtresses de grandes maisons… Certaines lui avaient ouvert la bouche pour regarder à l’intérieur si elle avait toutes ses dents…

Kounnioupattouma n’avait pas une seule dent gâtée…

L’univers, tel que le voit Kounnioupattouma est constitué de deux mondes : le sien, celui des musulmans riches, fait tout de douceur, de candeur, et de bonheur par la grâce d’Allah, Rabb-al-’Alamîn, et l’autre, celui des kafir, des infidèles, des pauvres et des dépravés.

Mais le meilleur des mondes possibles peut basculer, et, chaos ab ordine, soudain ce qui était en haut est en bas. Tous les repères sont alors à réinventer et, pour Kounnioupattouma, un nouveau monde est à construire, où elle devra trouver sa place…

En plaçant le narrateur tantôt en focalisation zéro tantôt en focalisation interne, l’auteur fait varier les points de vue, de la vision naïve qu’a Kounnioupattouma de ce qui l’entoure à celle, réaliste, d’un regard critique sur les contraintes sociales, les préjugés, et la pesanteur du communautarisme.

Ainsi voit-on évoluer peu à peu, au prix de graves crises individuelles, les représentations de Kounnioupattouma, qu’elle exprime à sa façon, avec les mots hérités de son enfance en vase clos, et celles de ses parents, que les vicissitudes quotidiennes d’une brutale et irréversible chute sociale obligent à enfreindre les règles de la tradition.

Roman d’une initiation douloureuse, d’un éveil progressif à la tolérance face à la diversité des comportements, des croyances, des superstitions dans le cercle pourtant restreint d’un petit écart de l’Inde musulmane, Grand-père avait un éléphant est aussi le récit d’un amour passionné entre deux jeunes gens qui puisent dans leur volonté de s’unir la force nécessaire et suffisante pour faire tomber les barrières.

La traduction, du malayalam (une des langues officielles de l’Inde, surtout parlée au Kerala) par Dominique Vitalyos est parfaite.

 

Patryck Froissart

09:25 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

26/03/2022

Assommons les pauvres ! Shumona Sinha

Assommons les pauvres ! Shumona Sinha

Ecrit par Patryck Froissart 18.07.12 dans La Une LivresLes LivresL'Olivier (Seuil)AsieRecensionsRécitsRoman

Assommons les pauvres !, 2011, 155 pages, 14,20 €

Ecrivain(s): Shumona Sinha Edition: L'Olivier (Seuil)

Assommons les pauvres ! Shumona Sinha

Ce petit livre rapporte :

 

– qu’au Nord prospèrent des états opulents, arrogants, accapareurs, vivant en paix et vendant des armes, démocratiques et imposant leur système économique au reste du monde

– qu’au Sud, il y a des populations pauvres, humbles, spoliées, prises en étau dans des guerres intestines, subissant une dictature affirmée ou déguisée, conséquemment miséreuses

– qu’entre ces deux mondes, les routes se ferment, les frontières se renforcent, des murs s’érigent

– que du Sud vers le Nord s’écoule, malgré les barrières, un flot incessant d’hommes et de femmes, ici échappés du sous-continent indien,  qui, en échange du peu qu’ils possèdent, mettent leur vie entre les mains de passeurs dénués de tout scrupule dans l’espoir d’arriver dans l’aire où tout paraît aller mieux.

– que ceux d’entre eux qui survivent aux périls de la migration doivent se procurer, à destination, la clé qui leur permettra de sortir de la clandestinité : le statut de demandeur d’asile politique.

Tout cela, nous le savons, plus ou moins.

Shumona Sinha nous le rappelle, avec violence, avec des phrases percutantes, à quoi le verbe poétique donne une ampleur qui fait mal, qui fait honte.

Elle nous montre comment, pour tenter de décrocher le sésame, le « diplôme de réfugié politique », ces survivants doivent raconter, mais en la réinventant et en la dramatisant au possible, leur vie passée devant les fonctionnaires chargés d’examiner la recevabilité de leur demande.

« Car, les droits de l’homme ne signifient pas le droit de survivre à la misère. D’ailleurs on n’avait pas le droit de prononcer le mot “misère”. Il fallait une raison plus noble, celle qui justifierait l’asile politique. Ni la misère ni la nature vengeresse qui dévastait leur pays ne pourraient justifier leur exil, leur fol espoir de survie. Aucune loi ne leur permettrait d’entrer ici dans ce pays d’Europe s’ils n’invoquaient des raisons politiques, ou encore religieuses, s’ils ne démontraient pas de graves séquelles dues aux persécutions… »

L’intensité narrative réside dans le fait que la narratrice, tout en étant de la même origine que les exilés, est considérée par eux comme celle qui a « réussi » : elle est cultivée, elle est intégrée, son exil s’est effectué en douceur. Universitaire, elle participe en tant qu’interprète aux interrogatoires des commissions qui ont pour objectif de traquer le pitoyable mensonge, de démonter la pauvre invention, de faire émerger la piteuse contradiction dans le récit de vie, dans la description des persécutions relatées.

Les « interrogatoires », transcrits tels quels, se fichent cruellement dans le roman personnel de l’interprète, où s’entrecroisent de douloureuses interrogations sur sa place, son rôle, son statut.

La naïveté, l’incohérence, l’irréalité, l’atrocité, parfois la drôlerie involontaire des discours marquent au passage la traductrice, réceptrice, « transmettrice », mais surtout pas médiatrice. L’expression « traduire, c’est trahir » prend un sens tragique, place le personnage devant un choix cornélien. En traduisant fidèlement des propos qu’elle sait être défavorables à l’aboutissement de la requête de ses compatriotes, elle sera accusée par ceux-ci de trahison. En les transformant de manière positive à destination de ses collègues de la commission, elle trahira le pays qui l’a accueillie et qui l’a investie de son mandat d’interprète :

« Moi je titubais entre honte et irritation. Car je me souvenais moi aussi de la terre d’argile, du pays en érosion, entre les dents de l’eau féroce, de la baie vorace, de l’eau noire aux langues de Kali, la déesse cruelle, qui avalait hectare après hectare… »

Si elle est, pour ces êtres en déshérence, « de l’autre côté », elle se sent, et elle en souffre, « entre les deux ».

Le récit, en tiroirs, se situe simultanément sur trois plans : la relation ambiguë de l’héroïne avec ses frères et sœurs sans papiers, celle, non moins équivoque, qu’elle entretient avec une de ses collègues, dont la chevelure blonde symbolise la patrie d’adoption, ces deux intrigues étant cadrées dans un troisième courant narratif, celui de l’interrogatoire auquel elle est elle-même soumise de la part d’un inspecteur de police…

Le montage est efficace : le roman emporte, impétueusement.

 

Patryck Froissart

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Muss, suivi de Le Grand Imbécile, Curzio Malaparte

Muss, suivi de Le Grand Imbécile, Curzio Malaparte

Ecrit par Patryck Froissart 27.04.12 dans La Une LivresLes LivresRecensionsBiographieItalieRécitsLa Table Ronde

Muss, suivi de Le Grand imbécile. 02/2012. 224 p. 18 €

Ecrivain(s): Curzio Malaparte Edition: La Table Ronde

Muss, suivi de Le Grand Imbécile, Curzio Malaparte

 

Le savoir donne d’emblée le genre et la tonalité du contenu : une biographie satirique du dictateur, que l’auteur a commencé à rédiger en 1931, à laquelle il a travaillé de manière intermittente jusque dans les années cinquante, et qui n’a jamais été achevée.

 

Muss mêle tout à la fois l’essai politique, la satire violente, le pamphlet, et des fragments de récits autobiographiques concernant les relations personnelles, conflictuelles, entre le dictateur et l’écrivain engagé, qui fut membre et grand théoricien du Parti Fasciste Italien avant de s’affirmer comme l’un des plus farouches opposants au mussolinisme.

Dans un style flamboyant, Malaparte accumule les attaques virulentes contre le Duce et son régime, et, en parallèle, contre Hitler et le nazisme, en utilisant la dérision et la caricature.

« Mais Hitler a-t-il vraiment l’étoffe d’un grand homme ? D’après Mussolini lui-même (qui doit avoir une certaine expérience des grands hommes de son espèce), on pourrait croire qu’Hitler n’est rien d’autre qu’un homme assez gras, de taille moyenne, aux moustaches ridicules, qui marche en se dandinant, et dont la seule force consiste en sa capacité à se faire passer pour une sorte de Jules César tyrolien. Ce jugement de Mussolini serait peut-être juste s’il n’était entaché d’une pointe de jalousie. On pourrait de toute façon objecter que Mussolini aussi est un homme gras, de taille moyenne, qui marche en se dandinant, et dont la seule force consiste à se faire passer pour une espèce de Jules César à la veille de la conquête des Gaules » (page 47).

Pour Malaparte, Mussolini a dévoyé la révolution fasciste pour la seule satisfaction de son ego.

« Or, pour Mussolini, la dictature n’était que le moyen d’imposer aux Italiens l’idolâtrie de sa personne» (page 87).

La haine de l’écrivain s’exprime à son paroxysme, en des phrases à la fois lyriques et crûment réalistes, lorsqu’il relate les exactions dont il a lui-même été victime :

« Tu ne sais pas combien je t’ai haï, Muss. Combien de fois je t’ai craché à la gueule, dans ma cellule de Regina Coeli, la cellule n° 461 du 4e secteur, dans la puanteur des punaises et de la moisissure, dans l’odeur des excréments qui s’exhalait du seau… » (page 120).

Mais la mort refait du tyran un homme, devant la dépouille de qui Malaparte oublie sa haine pour déplorer la lâcheté collective :

« Ce qui comptait, c’était qu’il était un vaincu, que tous l’avaient renié, qu’ils l’avaient tué comme un chien, pendu par les pieds, couvert de crachats et d’urine, au milieu des hurlements féroces d’une foule immense qui, la veille encore, l’applaudissait, lui lançait des fleurs par les fenêtres » (page 145).

 

Le Grand Imbécile est une mise en scène burlesque de la rébellion imaginaire de la cité du Prato, chère au cœur de l’auteur, contre un Duce grotesque à qui les Pratois opposent une chatte, attachée sur les remparts selon une ancienne tradition.

Les cinéphiles y revivront l’épisode du film 1900 de Bertolucci, dans lequel le fasciste éventre d’un coup de tête une chatte pendue à un mur.

L’écriture y est d’une admirable fluidité, le texte semble avoir été rédigé d’un seul trait de plume, la charge contre le dictateur y est continue, exacerbée, soutenue par une expression ponctuée d’invocations, d’exclamations : un long cri, un défoulement, un soulagement vomitoire, libératoire, sur cinquante pages qui se lisent sans reprendre souffle.

 

Patryck Froissart

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21/03/2022

L'aiguillon de la mort, Toshio Shimao

L'aiguillon de la mort, Toshio Shimao

Ecrit par Patryck Froissart 15.05.12 dans La Une LivresJaponLes LivresRecensionsBiographieRomanPhilippe Picquier

L’aiguillon de la mort, trad. japonais par Elisabeth Suetsugu, 2012, 641 p.

Ecrivain: Shimao Toshio 

Edition: Philippe Picquier

L'aiguillon de la mort, Toshio Shimao

 

Toshio, écrivain, mène une double vie tranquille, organisée, avec d’une part Miho, son épouse depuis dix ans, et ses deux enfants Shinichi et Maya, avec d’autre part sa maîtresse, désignée tout au long du récit par le syntagme « la femme », depuis à peu près autant de temps.

Tout se passe bien jusqu’au jour où Miho lui annonce, brutalement, qu’elle sait tout.

Ce roman autobiographique commence à ce moment précis : Toshio, auteur-narrateur, est mis par Miho en face de soi au cours d’un interminable et virulent interrogatoire sur les détails les plus intimes de son adultère et sur les raisons pour lesquelles il a éprouvé pendant tant d’années le besoin de fréquenter « la femme ».

Pendant trois jours, sans répit, Miho questionne, veut savoir, tout savoir, le contraint à raconter, compter, expliquer, s’expliquer, s’accuser, s’excuser.

Toshio s’étant engagé à rompre et à ne plus jamais rien cacher, la tempête s’apaise et la vie de la famille semble reprendre son cours.

Mais Miho ne se contente pas de ce premier déballage. Bientôt elle revient à la charge, veut tout réentendre, exige des précisions sur tel point, des développements sur tel autre. Que lui a-t-il caché ? Qu’a-t-il omis ? Sur quel détail a-t-il menti ? Pourquoi a-t-il fait ceci ou cela avec « la femme », qu’il n’a jamais fait avec son épouse ?

A partir de là, les crises se répètent, le couple se déchire devant les enfants désemparés.

Dès lors Toshio découvre en Miho, qu’il aime et ne veut pas perdre, avec angoisse, puis avec épouvante, puis avec une fascination croissante, une personne nouvelle, un être parallèle, en souffance permanente, qui se complaît à le harceler, à l’épier, à contrôler ses moindres gestes, à guetter dans chacune de ses expressions, de ses paroles, de ses pensées, tout ce qui pourrait être en relation avec « la femme ».

Les disputes se multiplient ; le soupçon chez Miho, le sentiment de culpabilité chez Toshio deviennent obsessionnels. Mari et femme ne se quittent plus d’une minute, délaissent les enfants, alternent la haine et l’amour.

Chacun nourrit sa folie de celle de l’autre.

Le couple ne s’accorde bientôt plus que sur un point : ce n’est plus vivable.

Alors époinçonné par « l’aiguillon de la mort », chacun, à tour de rôle, menace de tuer l’autre, annonce son suicide, s’exécute, est retenu ou sauvé in extremis par l’autre, ou par le fils, Schinichi.

Les scènes, obsédantes, récurrentes, avec des variantes, montent en intensité, en violence, entraînent le couple et le lecteur vers une issue qui paraît, page après page, toujours plus inéluctable.

Ce tourbillon dévastateur affecte peu à peu tous les domaines de la vie quotidienne : Toshio a de plus en plus de peine à écrire (ce qui pose un intéressant problème littéraire puisque c’est Toshio qui écrit que Toshio n’écrit plus), les commandes des éditeurs se raréfient, la situation matérielle se détériore, les relations sociales se dégradent, la famille s’isole, s’enferme dans une succession continue de cris, de coups, de faux départs, de menaces de meurtre, de suicides avortés, d’examens médico-psychiatriques.

Sans esprit sain, point de corps sain : Miho maigrit, dépérit ; les enfants, mal nourris, mal soignés, pris à témoin, ballottés de ci de là au hasard des crises, vont mal.

Le lecteur, pris dans ce sordide engrenage, suit pendant une année cette hallucinante descente aux enfers, et se demande quel sera le terme de la chute : qui des deux réussira son suicide, qui des deux tuera l’autre, qui des deux finira à l’asile.

 

Patryck Froissart

 
A propos de l'écrivain
Shimao Toshio

Shimao Toshio

Né à Yokohama en 1917, Toshio s’exerce très tôt à l’écriture, mais ne fait ses véritables débuts d’écrivain qu’en 1946. Mobilisé en 1944, il vit les derniers soubresauts de la guerre comme officier dans un groupe de kamikazes. Cette expérience, celle de la confrontation quotidienne avec la mort, lui inspire ses premières œuvres, dont Shima no hate (A l’extrémité de l’île, 1946), ou Shutsukotō-ki (Chronique du départ de l’île, 1949) Elle apparaît également dans plusieurs œuvres ultérieures, parmi lesquelles Shuppatsu wa tsui ni otozurezu (De départ il n’y eut point, 1962).

Un deuxième volet de l’oeuvre de Shimao est marqué par une autre rencontre avec la douleur : la folie de sa femme, que l’auteur accompagne jusqu’au bout de la détresse. Cette expérience est relatée notamment dans Ware fukaki fuchi yori (D’un précipice si profond, 1954), et dans Shi no toge (L’aiguillon de la mort, 1960).

 

Bibliographie des œuvres de Shimao Toshio traduites en français : Ces Journées telles qu’en rêves, dans Anthologie de nouvelles japonaises contemporaines tome II (NRF, Gallimard), et L’aiguillon de la mort.

16:14 Écrit par Patryck Froissart dans Les chroniques de Froissart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | | | |  Imprimer | Pin it! |

Dans le jardin de l'ogre de Leïla Slimani

Titre: Dans le jardin de l'ogre

Auteur: Leïla Slimani

Editeur: Gallimard (NRF) 28 août 2014

Collection Blanche

215 pages

ISBN: 978-2-07-014623-9

Prix en France: 17,50€

 

Dans-le-jardin-de-l-ogre.jpg

Adèle possède tout ce qu'une jeune femme « conventionnelle » peut désirer. Elle a un mari qui l'aime, Richard, chirurgien dans un grand hôpital, statut socio-professionnel conventionnellement valorisé, et que la littérature et le cinéma conventionnels présentent comme étant celui qui attire et séduit le plus les femmes. Ils ont un enfant, un petit garçon, Lucien, que son père idolâtre de manière toute conventionnelle. Elle exerce en totale liberté le métier de journaliste, qui lui permet de voyager et de se trouver là où se fait l'actualité, un métier considéré conventionnellement comme intellectuellement intéressant, statutairement apprécié, et riche de diversité.

 

Mais Adèle n'est pas conventionnelle. Ce qui est de convention l'ennuie, puis l'agace, puis lui devient insupportable. Toutes les formes conventionnelles de contrainte sociale, familiale, professionnelle lui sont de plus en plus pénibles.

 

Ainsi Adèle aime son fils Lucien mais cet amour lui pèse parce qu'il est contraignant.

 

L'enfant contrariait sa paresse et, pour la première fois de sa vie, elle se voyait contrainte de s'occuper de quelqu'un d'autre que d'elle-même. […] Les journées à la maison lui semblaient interminables.

 

Sur fond lointain des printemps arabes de Tunisie puis d'Egypte, Adèle veut vivre son propre printemps, veut faire sa révolution. Le milieu de petite bourgeoisie dans lequel elle s'est laissée installer sans réagir par son entourage et par un enchaînement de circonstances conventionnelles ne lui va pas. Le carcan des règles établies l'étouffe. Mais peut-on se révolter ouvertement, sans risquer de passer pour une ingrate ou une folle, contre ce qui est vu conventionnellement comme une réussite sociale, peut-on se rebeller contre un confort matériel auquel les uns et les autres vous félicitent conventionnellement d'être parvenue, peut-on clamer son écœurement d'une situation que la plupart des hommes et des femmes conventionnels vous envient?

 

Alors la quête d'émancipation d'Adèle, dès l'enfance, sera silencieuse, occulte, sera essentiellement, violemment, éperdument sexuelle, et prendra la forme d'une recherche de plus en plus exacerbée de liaisons plus ou moins suivies, de dons et d'abandons de soi, adolescente, à des camarades d'école, à des adultes, puis, une fois mariée et entrée dans la vie active, à  des relations professionnelles, à des amis de son mari, à des inconnus, à une succession d'hommes qui traversent sa vie et son corps à une fréquence de plus en plus effrénée.

 

Nymphomanie? Addiction sexuelle? Désir frénétique d'auto-destruction, de suicide social? Irrépressible sentiment de ne se sentir physiquement exister aux yeux d'autrui qu'en tant qu'objet de leur plaisir? Volupté croissante à se livrer à la transgression, à savourer l'interdit, à aller au pire de ce qui ne se fait pas, jusqu'à rêver d'inceste et de nécrophilie, par réaction à la géhenne quotidienne engendrée par la prégnance des astreintes morales?

 

Elle n'avait pas envie des hommes qu'elle approchait. Ce n'était pas à la chair qu'elle aspirait, mais à la situation. Etre prise. Observer le masque des hommes qui jouissent.[...] Mimer l'orgasme épileptique, la jouissance lascive, le plaisir animal.

Comme la plupart des personnes se mettant en situation de dépendance, Adèle se trouve peu à peu aspirée dans un tourbillon de plus en plus vertigineux. Il lui en faut toujours davantage. Il lui faut aller toujours plus profondément dans la sensation de délectation morbide que lui procure son  propre avilissement.

 

Une autre question se pose alors à elle et au lecteur: cette fuite en avant, bien qu'accompagnée d'un écheveau de plus en plus complexe, de plus en plus difficile à maîtriser, de mensonges et de dissimulations de preuves pour éviter que Richard découvre sa dépravation ne cache-t-elle pas chez Adèle, de même que le désir du passage à l'acte chez une personne aux tendances suicidaires, le besoin d'être reconnue comme un être en grande souffrance?

 

Inévitablement, la vérité éclatera. Comment réagira, après la violence du choc de la révélation, le médecin qu'est Richard?

 

Le lendemain, son diagnostic était posé. Adèle était malade, elle allait se soigner.

 

Peut-on guérir du dégoût d'exister?

 

Dans le jardin de l'ogre est un roman qui arrache et qui devrait s'arracher.

 

Patryck Froissart

El Menzel (Maroc), le 1er octobre 2014

 

 

 

L'auteure:

 

Leïla Slimani, journaliste à Jeune Afrique, installée à Paris, est née en 1981 à Rabat (Maroc). 

Dans le jardin de l’ogre est le premier roman de cette jeune écrivaine marocaine.

 

 

 

 

 

 

 

 

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