06/06/2022

Maladie d’amour, Nathalie Rheims

Maladie d’amour, Nathalie Rheims

Ecrit par Patryck Froissart 13.03.14 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanLéo Scheer

Maladie d’amour, janvier 2014, 297 pages, 19 €

Ecrivain(s): Nathalie Rheims Edition: Léo Scheer

Maladie d’amour, Nathalie Rheims

 

Alice et Camille, trentenaires, amies depuis le collège, suivent des chemins différents, ont chacune leur existence propre, mais, restées intimement liées, ne peuvent vivre sans se retrouver régulièrement pour échanger les détails matériels et sentimentaux qui font leur quotidien.

Le parcours d’Alice est celui, dynamique mais aléatoire, souvent précaire, ponctué de déceptions pour celle qui est persuadée que son talent n’est pas reconnu, d’une intermittente du spectacle obligée, pour arrondir ses fins de mois, d’accepter des emplois accessoires. Alice raconte à son amie ses aventures amoureuses, mais refuse systématiquement de lui présenter physiquement ses partenaires successifs.

La vie de Camille est celle, statique, confortable et linéaire, à la limite de l’ennui, d’une mère de famille bourgeoise, épouse d’un notaire aux revenus copieux et constants.

Telle est la situation au moment où le récit commence.

A partir de ce canevas très simple, la romancière met en œuvre une machinerie insidieuse, dont les deux rouages principaux se révèlent progressivement au lecteur :

– elle rapproche peu à peu les lignes de vie de Camille et d’Alice, parallèles jusqu’au temps initial du récit, jusqu’à ce qu’elles se touchent, se superposent, puis se croisent et s’enchevêtrent : Alice met tout en œuvre pour devenir une épouse, Camille est tentée par l’aventure extraconjugale.

– elle transforme progressivement chacune en un nouveau personnage. La lente transmutation s’effectue de manière timide, honteuse, lourde de culpabilité en ce qui concerne Camille, et de façon brutale, passionnée, destructrice de la part d’Alice.

« Camille était obsédée par cette notion de mariage, de tromperie… »

Le docteur Costes, célèbre chirurgien esthétique, beau, riche et brillant, dont Alice apprend à Camille qu’il est son nouvel amant, et qu’il est disposé à bientôt divorcer pour l’épouser, est le pivot, l’épicentre du drame que se jouent alors les deux amies.

A la faveur de ce scénario, s’opère un long et double dédoublement de personnalité, qui permet à l’auteure d’explorer les marges dangereuses du comportement, en cet espace où l’imaginaire et le réel se mêlent, où le jeu du « Je suis l’autre » peut précipiter l’acteur, le joueur, dans la folie.

Une fois fracassé le cadre dans lequel Alice s’efforce d’afficher le portrait qu’elle veut donner d’elle au monde, quel désastre apparaîtra derrière le miroir brisé ?

Le lecteur, pris dans la trame, ne se doute lui-même longtemps de rien…

La surprise est totale.

 

Patryck Froissart

 

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02/06/2022

Furibardes, Anne Gosztola

Furibardes, Anne Gosztola

Ecrit par Patryck Froissart 11.11.13 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanLes Contrebandiers

Furibardes, juillet 2013, 195 pages, 15 €

Ecrivain(s): Anne Gosztola Edition: Les Contrebandiers

Furibardes, Anne Gosztola

 

Deux femmes, épaule contre épaule, déambulent dans une galerie d’art.

Le lecteur, en leur compagnie, va de tableau en tableau, et lit, à chaque arrêt sur image, le commentaire du narrateur-guide.

Chaque œuvre décrite est mise en relation avec un épisode de la vie de l’une, ou de l’autre.

Deux femmes que rien, ni leur origine, ni leur milieu social ne prédestinait à se rencontrer, à se découvrir, à s’aimer.

Leurs trajectoires, initialement distantes, se croisent pourtant, rapprochées l’une de l’autre par leur commune passion pour la peinture.

« Elles ne se quittèrent plus… Jamais elles n’évoquaient leur passé et très rarement leur vie privée ; nul besoin, la peinture remplissait le silence ».

Page après page, bribe par bribe, se dévoilent, en discontinu, en alternance, des fragments de l’existence antérieure de chacune de ces femmes, Léa, Sophie, deux destins dont la mise en parallèle fait émerger les similitudes : enfance brisée, révoltes, souffrances, quête éperdue d’amour, besoin de reconnaissance de l’être, de la personne, de l’identité.

Ames à vif !

Leurs relations avec les hommes, avant puis après leur rencontre, sont jalonnées d’espoirs, de passions, de désillusions, de ruptures, de querelles, de violences, chaque conquête se transformant immanquablement en désastreuse bérézina.

Cœurs à vif !

A partir du point de jonction de leurs destins, leurs lignes de vie se mêlent, s’intriquent, se heurtent, puis s’opposent, se séparent, jusqu’à se rejoindre à nouveau au moment extrême de la mort de Léa.

En effet, quelque temps après le début de leur amitié, vite suivie de leur cohabitation et de leur coexistence, Léa apprend « son cancer ».

D’abord refus du diagnostic, puis nouvelle révolte, contre la maladie, contre les médecins, contre la vie, contre l’amour, contre la mort, contre l’amant, contre l’amie, contre la bête immonde qui lui dévore les entrailles.

« Elle ne m’aura pas, la salope ! Ce démon, ce déchet tant maintenu dans mes tréfonds que maintenant il s’y est développé et va et vient sans se préoccuper d’être convié ou non, glisse et ondule la peur ce serpent dans mes veines et mes canaux… »

Corps à vif !

Corps qui se tordent, se déforment, se défont, se disloquent sur la toile, sous les traits rageurs du pinceau.

Le ton est acerbe, la composition est hachée, l’expression est belliqueuse, la syntaxe est, souvent, volontairement, agressée, rompue, violée, riposte à cette déliquescence agressive et progressive du corps, que refuse âprement Léa. On saute abruptement d’une voix narratrice à une autre, de Sophie à Léa, de Léa à un narrateur extérieur, sans avertissement, et les visions s’entremêlent, reflet voulu de la confusion dans laquelle se trouvent les deux personnages et représentation lucide de l’incohérence du monde qui les entoure.

Phrases à vif !

Livre à vif, dont la lecture, en soi poignante, prend une réalité douloureuse quand on sait qu’Anne Gosztola l’a écrit alors qu’elle se battait contre son propre cancer.

 

Patryck Froissart

 

 

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Sinalcol, Le miroir brisé, Elias Khoury

Sinalcol, Le miroir brisé, Elias Khoury

Ecrit par Patryck Froissart 28.11.13 dans La Une LivresSindbad, Actes SudLes LivresCritiquesMoyen OrientRoman

Sinalcol, Le miroir brisé (Sînâlkûl), traduit de l’arabe libanais par Rania Samara, septembre 2013, 480 pages, 23,50 €

Ecrivain(s): Elias Khoury Edition: Sindbad, Actes Sud

Sinalcol, Le miroir brisé, Elias Khoury

 

L’histoire du Liban et de la mosaïque inextricable de communautés religieuses et de factions politiques, qui coexistent sur son petit territoire pris en tenaille entre Israël et la Syrie, est, pour le non-Libanais, une espèce de kaléidoscope tournant à grande vitesse en tous sens.

Ce roman bondissant d’Elias Khoury en est une puissante illustration.

Le récit commence par sa fin, au moment où le docteur Karim Chammas, le personnage central, qui vient d’avoir quarante ans, se prépare à quitter Beyrouth où il est revenu pour construire un hôpital à la demande de son frère Nassim, juste après la mort, dans des circonstances suspectes, de leur père.

Insomniaque, solitaire, dans la ville natale qu’une coupure de courant a plongée dans une obscurité zébrée par les éclairs des tirs d’une guerre civile qui vient de reprendre, en des fragments narratifs discontinus, faits d’excursions vagabondes dans l’espace et d’incursions désynchronisées dans le passé, Karim revit à la fois son retour à Beyrouth, sa vie antérieure en un pays déchiré, son départ, sa fuite, pour la France, son intégration et son mariage « là-bas » avec une Française.

« Assis tout seul, il décida de recomposer son histoire ».

Pour un romancier libanais, recomposer l’histoire d’un Beyrouthin entre 1950 et 1990 ne peut se faire sous la forme d’un récit classiquement linéaire.

« Sa vie était devenue un miroir brisé… »

Elias Khoury raconte un Liban torturé, à feu et à sang, où le jeu politique, idéologique et partisan, non communautariste des années 50 et 60, a été remplacé par de violents conflits identitaires, religieux, extrémistes, intégristes, attisés par des puissances extérieures, où les familles s’écartèlent, où Karim et Nassim, ces frères que leur père Nasri a toujours gémellisés, se retrouvent dans des camps ennemis…

Relayé par le narrateur, le regard de Karim, qui doute de la réalité de certains éléments de sa propre histoire, est symptomatique du désarroi d’individus ballottés dans une société schizophrène, déboussolée, brinquebalée dans un tourbillon historique dont les acteurs ne maîtrisent ni la direction erratique ni la force destructrice.

Dans ce petit pays où tout se délite, où les combattants de tous bords se livrent à tous les trafics avec des pratiques comparables à celles du grand banditisme, où les ennemis d’hier s’allient contre leurs amis d’avant-hier, où règnent trahisons et désertions, où le marxiste athée se change du jour au lendemain en barbu brandissant le Coran et jurant d’instaurer la charia, dans cette atmosphère délétère où les passions s’exaspèrent, les pulsions sexuelles elles aussi s’exacerbent à mesure, paradoxalement, que les relations entre hommes et femmes sont de plus en plus régies par des règles importées ou créées de toutes pièces par des imams sortis de nulle part.

Karim revoit ainsi se désintégrer l’ordre traditionnel libanais. Sur cette société autrefois joyeuse et festive aux mœurs libres, où le sexe n’était pas tabou, où la prostituée même avait sa place, son rang, sa fonction, s’abattent peu à peu d’extravagants interdits religieux, orientés vers la dévalorisation de la femme et l’instauration d’un pouvoir mâle qui réserve à l’homme le droit à la jouissance.

Karim se recherche. Qui a-t-il été ? Qui est ce Sinalcol que certains de ses anciens amis croient reconnaître en lui et dont il croise, dans sa tentative de réécriture de sa vie, à plusieurs reprises la silhouette fantomatique ? Qu’a-t-il été dans l’histoire du Liban ? Un héros ? Un pion ? Un lâche ? Qu’a-t-il fui lors de son exil précipité ? Qu’a été, qu’est encore pour lui la belle Hind, qu’il était sur le point d’épouser avant de quitter le pays et qui est devenue par la suite la femme de son frère Nassim ? Qu’est pour lui Bernadette, sa femme française, qui attend son retour à Montpellier ? Que sont pour lui Mona et Ghazalé, ces femmes, cette bourgeoise et cette servante, dont il devient l’amant durant son séjour ?

« Il n’était pas revenu au Liban pour l’hôpital, mais à la recherche de Sinalcol et des souvenirs de l’expérience qu’il avait vécue à Tripoli pendant la guerre, sa grande épreuve de vie et de mort ».

Dans le sillage de Karim, au cours de ce cheminement tortueux en la jungle de ses souvenirs plus ou moins incertains, le lecteur est plongé dans l’histoire complexe du pays, dont l’auteur dresse un tableau précis, daté, événementiel, où se fondent, se cherchent, se croisent et se perdent les itinéraires individuels d’une multitude de personnages que l’Histoire a broyés.

Karim s’efforce, dans ce chaos, de retrouver sa « libanité ».

Le roman se termine avec la reprise, mot pour mot, de l’incipit, sur la route vers l’aéroport de Beyrouth.

La boucle de l’aventure libanaise semble se refermer sur elle-même.

Karim parviendra-t-il, comme il l’a fait dix ans plus tôt, à extraire sa personne du désastre collectif de son pays ?

 

Patryck Froissart

 

 

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Femmes du Rajasthan, Ombre et lumière, Eric Sellato

Femmes du Rajasthan, Ombre et lumière, Eric Sellato

Ecrit par Patryck Froissart 12.12.13 dans La Une LivresLes LivresCritiquesArtsRécits

Femmes du Rajasthan, Ombre et lumière, Editions Kodda, septembre 2013, 228 pages, 36 €

Ecrivain(s): Eric Sellato

Femmes du Rajasthan, Ombre et lumière, Eric Sellato

 

Quand on ouvre un ouvrage de ce genre, on s’attend pour le moins à voir de belles photos.

Avec ce livre luxueux de Sellato on n’est pas déçu. Les vues sont lumineuses. Chacune des pages qu’on ouvre est une fenêtre de lumière dans le cadre de quoi s’imposent, explosent à l’œil les teintes vives des saris que portent les femmes de cette région du nord de l’Inde, en complète harmonie avec les couleurs de leur environnement naturel : les ocres, les rouges, les safranés, les orangés, les mauves, les violets…

Sellato n’a pas recherché de ces visages, de ces silhouettes, de ces corps conformes aux canons de Bollywood. On sait que l’Inde produit en série de ces femmes aux proportions idéales, dont les critères de beauté artificielle sont plus ou moins calquées sur ceux du cinéma américain. En faire un album n’aurait pas eu d’intérêt : il existe des dizaines de magazines people qui s’en chargent.

Non, Sellato a photographié des paysannes, des marchandes, des porteuses d’eau, des travailleuses, des ouvrières, des casseuses de cailloux, des briquetières, des lavandières…

L’artiste a fixé avec amour et bonté la beauté simple, humble, rustique, hâlée, parfois usée, souvent marquée, voire abîmée de ces femmes vaillantes qui s’adonnent de l’aube à la nuit, sans relâche, à de multiples et lourdes tâches pour faire vivre enfants, époux et beaux-parents.

Quel magnifique hommage à ces « galériennes », à ces « forçates », à ces esclaves obscures, dont les yeux rayonnent pourtant de force de vivre et dont les sourires font oublier le fatalisme, l’absence totale de révolte contre le sort qui leur est imposé par la coutume, la tradition, la religion, le système social ancestral toujours prégnant !

Quand on ouvre un ouvrage de ce genre, on ne s’attend pas a priori à lire de beaux textes.

Avec ce livre érudit de Sellato, on est merveilleusement surpris.

Les photos alternent avec des extraits du Mahabharata, du Ramayana, d’émouvants textes poétiques, de Kabir, de Naidu, de Dutt Toru, de Lal Ded, les plus nombreux et les plus éclatants étant ceux de Rabindranath Tagore, poète-voyeur caché qui sublime la grâce et la noblesse de ces femmes rurales.

 

Quand les deux sœurs vont puiser de l’eau,

Elles viennent ici et elles sourient,

Sans doute, elles ont compris

Qu’il y a quelqu’un derrière les arbres

Chaque fois qu’elles vont puiser de l’eau.

 

Par contraste, des extraits du Pancatantra font ressortir les représentations traditionnelles négatives, voire maléfiques, de la femme dans la culture et la religion locales.

 

« … cette mécanique appelée femme,

Ce poison mêlé d’ambroisie,

Qui l’a créée ici-bas, au mépris de la loi ? »

 

Textes et photos sont organisés d’une part suivant l’ordre chronologique des âges de la vie, de l’enfance à la vieillesse, d’autre part sur la succession symbolique de couples d’éléments : lumière et eau, fer et terre, esprit et pierre, cœur et couleur, feu et cendre…

L’ensemble exprime de manière saisissante la richesse intérieure et le caractère complexe de ces femmes admirables, parfaitement exprimés de façon condensée dans ce poème de Lal Ded :

 

« Tu es la terre, tu es le ciel,

Tu es l’air, le jour et la nuit,

Tu es le blé et le bois de santal,

Tu es les fleurs et tu es l’eau.

 

Puisque tu es cela et tout le reste,

A toi quelle offrande puis-je faire ? »

 

Les traductions, qu’elles soient l’œuvre de Sellato lui-même ou qu’elles soient reprises de diverses éditions, sont de belle facture.

Voilà ce qu’on peut appeler sans conteste un beau livre !

 

Patryck Froissart

 

 

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Fugue)s(, Walid Hajar

Fugue)s(, Walid Hajar

Ecrit par Patryck Froissart 19.12.13 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanIpagination

Fugue)s(, 20 novembre 2013, 288 pages, version numérique : 6,99 €

Ecrivain(s): Walid Hajar Edition: Ipagination

Fugue)s(, Walid Hajar

 

Lisa Elatre-Levy, de père antillais, de mère polonaise ashkénaze, rêve de « réussir », de sortir de la banlieue, de gravir les échelons, refuse « le système » de la reproduction générationnelle définie par Bourdieu, et rejette la perspective de connaître la vie médiocre qu’ont vécue ses parents.

Fugue.

David, amant de Lisa, rêve de faire avec elle son alya… et le réalisera sans elle…

Fugue.

Salem Bensayah, fils d’immigrés nord-africains, bac+5, rêve d’échapper à la discrimination à l’emploi que lui vaut son nom arabe. Et quand la réussite est là, que l’avenir professionnel s’annonce financièrement brillant…

Fugue.

« Mes beaux diplômes et mes stages à n’en plus finir devaient m’ouvrir grand les portes des plus beaux fleurons de l’industrie française… »

Malek, frère de Salem, cherche sa place dans le puzzle aux formes fuyantes d’une improbable insertion dans une société française ingrate, rêve pendant quelque temps de djihad, fréquente les barbus, disparaît pour d’obscures missions humanitaires, sur lesquelles s’interroge Salem.

Fugue.

« Au fond nous n’avions jamais vraiment su où tu avais été et qui tu avais vu lors de ton séjour en terre musulmane… »

Matthieu Vincent rêve d’écrire. En attendant de tracer la première lettre du premier mot de la première page de son premier roman, il se complaît dans son personnage dilettante d’écrivain du dimanche tout en effectuant à contre gré son horaire quotidien de répondeur en centre d’appel aux côtés de Djibril, son collègue, ami, et confident. Il refuse toute promotion et crache sur la conception contemporaine de la réussite professionnelle. Et quand un manuscrit qu’il a enfin pu écrire est retenu par un éditeur…

Fugue.

« Je m’étais promis de changer : je trouverais un vrai boulot, je ferais des abdos, j’aimerais Sarko… »

« Alors je prends ma veste et je m’en vais. Et je m’en vais quelque part, nulle part, je ne sais plus. Autre part, au moins. Je fugue ».

Ronnie Elatre-Levy, le frère de Lisa, l’ami, le presque jumeau de Malek jusqu’à la mort de ce dernier, traîne en terminale dans un lycée de banlieue et rêve, au grand dam de son aînée, de devenir chanteur de rap, tout en refusant « le système » de l’édition musicale.

Fugue.

Céline de Verrières, étudiante à Versailles, quelque peu en rébellion contre sa famille petite-bourgeoise, vit en pension à Paris chez Mme Diamanka, vit une liaison passionnelle avec Matthieu, se retrouve enceinte, refuse sa grossesse, puis l’accepte, la cache à son amant, qu’elle fuit…

Fugue.

Rêve, rêve, rêve… Fugue, fugue, fugue…

L’auteur est un marionnettiste doublé d’un programmeur minutieux, qui règle les déplacements, les itinéraires, les rencontres, les croisements sur la foi d’un leitmotiv :

« Dans la vie, tout est une question de timing ».

Le destin de tout un chacun peut basculer, ne cesse-t-il de répéter. Il s’en faut d’un jour, d’une heure, d’une minute…

Mektoub ?

Quelques événements historiquement réels, avérés, ou fictionnels, importants ou anodins, sont les pivots narratifs autour de quoi tournent aléatoirement les personnages en un carrousel tragique, des points de jonction où ils se trouvent et se perdent, de faux repères où les pistes s’embrouillent :

– la mort, à Clichy, le 27 octobre 2005, de Zyed et Bouna, deux adolescents électrocutés alors qu’ils étaient poursuivis par des policiers

– un sanglant attentat terroriste que l’auteur situe le 1er novembre 2004 à la Gare du Nord, faisant 334 morts, dont un des personnages du roman

– une rencontre à la laverie…

Le roman de Walid Hajar est incontestablement celui d’une génération perdue, née dans les années 80, propulsée dans un XXIe siècle où n’existent plus les grandes idéologies structurantes du siècle précédent, ballottée dans un monde sans repères, sans certitudes, sans panneaux indicateurs, où toute recherche de sens semble aboutir au non-sens, une génération en errance, en déshérence et en désespérance dans une France fragmentée qui traite ses enfants en fonction des origines de leurs parents et grands-parents.

Un grand roman, lucide, qui laisse un goût de cendre. Un premier roman. Un coup de maître.

 

Patryck Froissart

 

 

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Le Bel Otage, Zayd Muti’Dammaj

Le Bel Otage, Zayd Muti’Dammaj

Ecrit par Patryck Froissart 10.01.14 dans La Une LivresLes LivresCritiquesContesPays arabesRomanZoe

Le Bel Otage (Al Rahina), traduit de l’arabe du Yémen par Nada Ghosn, 157 pages, 18 €

Ecrivain(s): Zayd Muti’Dammaj Edition: Zoe

Le Bel Otage, Zayd Muti’Dammaj

 

Au cours des années de troubles et d’agitation permanente qui préludent à l’assassinat, en 1948, de l’imam-roi Amir al-Mumenin al-Mutawakkil ‘Ala Allah Rab ul-Alamin, Imam Yahya ben al-Mansur Bi’llah Muhammad Hamideddin (sic), de nombreux fils de chefs rebelles ont été enlevés à leur famille et retenus comme otages dans les forteresses des gouvernorats.

Le héros de ce surprenant conte-roman est l’un de ces jeunes captifs. Après une période de forteresse, il est transféré au palais du gouverneur comme duwaydar, affecté au service particulier, aussi longtemps qu’il n’est pas devenu pubère, de la belle Sharifa Hafsa, la jeune sœur du gouverneur, divorcée, oisive, capricieuse, sensuelle, agitée de pulsions qu’elle ne parvient pas à brider.

L’otage, narrateur à la première personne, découvre peu à peu les règles arbitraires et archaïques d’une société de palais hypocrite, fermée sur elle-même, où les duwaydars, valets le jour, sont la nuit les jouets des femmes du sérail qui se les disputent.

Le jeune campagnard, fils de rebelle, accoutumé à vivre en liberté dans les vastes espaces ruraux, supporte mal sa détention et son asservissement en ces lieux enclos de hautes murailles, se révolte périodiquement contre la domination de la belle Sharifa et tente, vainement, de réprimer l’amour et l’attirance physique qu’il éprouve de façon croissante à l’endroit de sa maîtresse, à mesure qu’approche le moment où « il va devenir un homme ».

La forte tension dramatique qui sous-tend le chef-d’œuvre qu’est ce roman tient à cette situation paradoxale du jeune prisonnier, tiraillé entre d’une part la montée graduelle de l’envie de se débarrasser des chaînes physiques et psychologiques que lui impose Sharifa, et de se libérer du pouvoir tyrannique qu’elle exerce statutairement sur lui, et d’autre part le renforcement constant du désir de succomber à l’attrait de sa beauté et de répondre à ses avances de plus en plus pressantes et précises.

De l’extérieur arrivent des nouvelles diffuses, faisant état de troubles qui s’étendent de par le pays. Les révoltes sporadiques qui jalonnent la vie quotidienne et la lente maturation du jeune héros dans le microcosme palatal semblent refléter celles qui se développent au-dehors.

Zayd Muti’Dammaj dépeint ainsi de façon subtile, par petites touches, une société yéménite décadente vue par les yeux du narrateur, dont l’appréhension du monde, naïve et limitée au début du roman, prend de l’acuité alors que passent les mois, puis les années, et devient progressivement critique et contestataire, à contre-sens de la tradition d’obéissance aux maîtres que tentent de lui inculquer les vieux serviteurs :

« – Tu n’es pas bien ici ?

– En quelque sorte !

– Qu’est-ce que tu veux de plus ?

– Je veux sentir l’air pur… La liberté.

– Tu es l’otage de notre Maître l’Imam.

– Mais je ne suis pas un esclave… »

L’annonce de l’assassinat de l’imam-roi survient au moment où le duwaydar décide de s’affranchir de sa sujétion par une évasion dont il n’aurait pu imaginer l’éventualité quelques années plus tôt…

Y parviendra-t-il ?

 

Patryck Froissart

 

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Une illusion passagère, Dermot Bolger

Une illusion passagère, Dermot Bolger

Ecrit par Patryck Froissart 22.10.13 dans La Une LivresLa rentrée littéraireLes LivresCritiquesJoelle LosfeldIles britanniquesRoman

Une illusion passagère (The Fall of Ireland), traduit de l’anglais (Irlande) par Marie-Hélène Dumas, août 2013, 133 pages, 15,90 €

Ecrivain(s): Dermot Bolger Edition: Joelle Losfeld

Une illusion passagère, Dermot Bolger

Quand Martin, haut fonctionnaire irlandais, accompagnant en Chine pour la célébration de la fête de Saint-Patrick le sous-secrétaire d’état au cabinet de qui il est attaché, se retrouve seul dans son hôtel, à Pékin, où l’a laissé son patron pour un jour ou deux, il loue, après avoir longuement tergiversé, les services d’une masseuse.

L’aventure est banalement triviale.

Les hôtels chinois, constate le narrateur, intègrent très naturellement ces prestations, dûment tarifées, dans l’éventail des offices disponibles.

Tout naturellement, Martin s’attend, avec une sourde excitation, à ce que l’officiante lui propose le massage spécial. Et en effet la jeune femme qui le rejoint dans sa chambre lui soumet, après une onctueuse friction qui lui procure un délicieux moment de plaisir, l’offre espérée.

Le récit aurait pu consister en une suite de tableaux érotiques, voire pornographiques, de ce qui se passe ordinairement en ces moments-là.

Certes les deux heures que passent ensemble l’attaché et la praticienne baignent dans une ambiance imprégnée de sensualité. Mais la scène est habilement rythmée par une alternance de séquences amicales, de surprenants moments de pudeur, d’échanges de propos intimes relatifs, en dépit de la barrière de la langue, à la sphère privée de chacun de ces partenaires d’un soir, de gestes de douceur inattendus, de brusques désenchantements quand arrive le temps de revenir à la triste réalité des questions triviales et crues touchant à la vénalité du tarif des prestations, de nouveaux élans d’affection, et de brefs instants de réel abandon :

« Elle s’apprêta à sortir. Mais une fois la porte ouverte, elle revint en courant le prendre dans ses bras. Elle l’embrassa vite, presque furtivement, sur la bouche, et il sut de façon certaine qu’elle n’avait plus rien à lui vendre ; c’était un cadeau d’adieu, un instant de dévoilement de ce qu’elle était vraiment ».

La question est sous-jacente de la possibilité d’une relation sincère, d’un franc partage, d’un authentique moment d’amour, et même, fugitivement, de l’éventualité pour elle et lui d’une union durable. La réponse est dans le titre du roman.

La grande originalité romanesque est l’inscription de cette scène de massage dans la rétrospection à laquelle se livre le quinquagénaire sur la vie, conjugale et familiale, qu’il a partagée jusqu’alors avec son épouse Rachel et leurs trois filles.

Dans le temps très court du récit (une soirée et une nuit d’hôtel), dans l’espace étroit et clos de la chambre louée, dans le cadre de l’action unique et resserrée que constitue le service particulier du massage, Martin revit les bons et mauvais moments de leur vie commune et s’interroge amèrement sur les causes qui ont provoqué la dissolution progressive des liens affectifs constituant initialement le groupe familial, jusqu’à la chambre à part imposée depuis longtemps par Rachel et l’indifférence manifeste actuelle des filles à l’égard de leur père.

Ainsi, à l’illusion passagère que fait naître chez un Martin solitaire et en manque d’amour la présence réconfortante de la jeune Chinoise s’oppose sa désillusion définitive, amèrement ressassée, quant à la permanence de l’édifice familial qu’il avait jadis souhaité construire.

Dermot Bolger amène avec talent le lecteur à se poser à nouveau la question fondamentale, récurrente dans l’univers romanesque : tout amour n’est-il qu’illusion ?

 

Patryck Froissart

 

 

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31/05/2022

Le gouverneur des dés, Raphaël Confiant

Le gouverneur des dés, Raphaël Confiant

Ecrit par Patryck Froissart 30.09.13 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Roman

Le gouverneur des dés (Kôd Yanm), traduit du créole martiniquais par Gerry L’Etang, juin 2013, 208 pages, édition brochée 16,25 €, édition numérique 6,49 €

Ecrivain(s): Raphaël Confiant Edition: Folio (Gallimard)

Le gouverneur des dés, Raphaël Confiant

 

Peinture vivante d’une société créole vibrante et violente, Le gouverneur des dés met en scène Rosalien, personnage haut en couleur, devenu malgré lui, à peine sorti de l’adolescence, le « major » craint et respecté d’une communauté qui tente, en repli sur soi dans Fond Grand-Anse, un écart isolé de la Martinique, de défendre et de préserver son organisation hiérarchique spécifique et ses traditions, en particulier les paris accompagnant les combats de coqs interdits et les jeux de dés illégaux.

Rosalien Saint-Victor, marié, entretient trois autres ménages avec ses trois maîtresses officielles, dont une coolie (martiniquaise descendant d’engagés indiens), et nourrit ses nombreux enfants, légitimes et adultérins, grâce à la prospérité des centres de jeux clandestins qu’il contrôle et à celle, parallèle, de ses entreprises de bâtiment.

Pour conserver son statut, le major doit relever régulièrement les défis qu’osent lui lancer de téméraires prétendants à sa succession, sous la forme de combats qui ressemblent à ceux auxquels se livrent les coqs-game dans l’arène.

Le titre, qui confère obligations et privilèges, peut être assimilé à celui, noble, de chef tribal, mais aussi à celui, moins honorable, de parrain mafieux. Les activités et le rôle du major sont connues des autorités, qui n’interfèrent pas, laissant perdurer un système social parallèle où les conflits se règlent « en famille ».

Rosalien Saint-Victor tient dignement son rang durant de longues années, mais les temps changent, les jeunes quittent Fond Grand-Anse pour aller se perdre en ville ou en France, son statut même commence à être contesté, et les services qui lui sont dus en échange de sa protection sont remis en question :

« Camarades, serions-nous revenus au temps de l’esclavage ? Ce monsieur Saint-Victor n’a jamais travaillé pour personne, n’est jamais venu me bailler la plus petite aide sur mon jardin, et moi, aujourd’hui, suis obligé de suer sur le sien. Ce n’est pas normal ! »

La perte de son fils préféré s’ajoutant à la déliquescence continue des traditions, Rosalien, fatigué, voudrait bien jeter l’éponge.

« Un major ne doit jamais perdre son assurance, mais Rosalien, qui se faisait vieux – les bananes jaunes ne redeviennent pas vertes – était accablé. Trop de déboires avaient affecté sa vie. Il se sentit alors disposé à laisser à un jeune nègre sa place de fier-à-bras ».

Comment se libérer de cette charge sans perdre la face ?

L’excellente traduction de Gerry L’Etang, qui conserve, dans le texte en français, les mots créoles les plus expressifs, fait entrer le lecteur dans un monde à part, en voie de désagrégation, fonctionnant sur des rapports de domination initialement fondés sur une organisation hiérarchique coutumière et sur des valeurs que gangrène peu à peu, au contact de la modernité, le pouvoir de l’argent.

Sexualité, violence, arbitraire, superstition, haine, mais aussi amour, amitié, entraide, souffrance, compassion, fidélité et respect, sont les ingrédients de ce roman où se succèdent, entretenant la tension narrative pour le bonheur du lecteur, situations cocasses et péripéties tragiques.

Raphaël Confiant exprime par cette œuvre l’idéologie qu’il partage avec, entre autres, Chamoiseau et Bernabé, d’affirmation d’identité créole, et sa crainte de voir se dissoudre la créolité dans la francité dominante et dans l’uniformisation mondiale rampante des modes de vie et de pensée.

 

Patryck Froissart

 

 

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Le don du roi, Rose Tremain

Le don du roi, Rose Tremain

Ecrit par Patryck Froissart 04.10.13 dans La Une LivresLes LivresCritiquesRomanJean-Claude Lattès

Le Don du Roi (Restoration), traduit de l’anglais par Gérard Clémence, juin 2013, 430 p. 22 €

Ecrivain(s): Rose Tremain Edition: Jean-Claude Lattès

Le don du roi, Rose Tremain

 

Grandeur et décadence…

Après avoir été contraint à l’exil cependant que l’Angleterre était gouvernée par le républicain Cromwell, Charles II monte sur le trône en 1660. C’est la Restauration (d’où le titre anglais du roman), époque de plaisirs en tous genres à la Cour anglaise.

De passage chez son gantier Merivel, Charles remarque le fils du modeste artisan, Robert, qui veut devenir chirurgien.

Quelques années plus tard, Robert est admis dans le cercle des « amis » du roi et, devenu l’un de ses bouffons, partage la vie insouciante du palais, jusqu’au jour où le monarque, contraint de mettre de l’ordre dans le partage de ses nuits entre ses multiples maîtresses, le marie, après l’avoir anobli, avec l’une de ses favorites, Celia, qu’il veut éloigner provisoirement de la Cour. Le couple reçoit dans sa corbeille de noces la belle propriété de Bidnold, dans le Norfolk, dont il doit faire sa résidence officielle.

Il s’agit évidemment d’un mariage blanc. Robert ne voit quasiment jamais « son épouse », que le Roi garde à sa portée dans un lieu secret de la banlieue londonienne. Le fait même de tomber amoureux de Celia serait pour Robert se rendre coupable du crime de lèse-majesté.

L’interdit, c’est connu, engendre et attise la convoitise…

Et ce que le Roi donne, le Roi peut le reprendre.

« Il me reprenait Bidnold. Il en reprenait possession, tout comme il avait repris possession de Celia. Car, comme Celia, le domaine ne m’appartenait point. Tout ce que je possédais m’était venu de lui et maintenant il le reprenait ».

La relation de Mérivel avec le Roi oscille entre grâce, disgrâce et retours en grâce toujours précaires et aléatoires, sur la toile de fond d’événements bien connus, souvent repris dans les romans historiques, de cette période tragique de l’histoire anglaise marquée par la Grande Peste en 1665 et par l’incendie de Londres en 1666.

Quand le Roi lui reprend son amitié, son titre de noblesse, et la totalité de ses revenus, Mérivel se tourne vers son ami d’enfance, Pearce, qui se consacre, tout en ayant fait vœu de pauvreté, à l’accueil et au traitement des fous dans l’asile hospitalier qu’il a fondé et qu’il dirige dans un trou boueux et bouseux de la campagne anglaise.

En un roman émouvant au cours de quoi Mérivel passe de l’opulence au dénuement, des sommets aux bas-fonds, de l’orgueil à l’humilité, de l’oisiveté au sacerdoce, de la vie faite de jouissances égoïstes d’une caste de privilégiés au quotidien généreux et altruiste de l’homme simple vouant son temps et son savoir à assister les plus misérables, le destin de Mérivel révèle le dessein de l’auteur, que le lecteur peut traduire en un certain nombre de « leçons » :

Leçon politique : les lendemains sont toujours incertains pour l’individu assujetti à un système où règne l’arbitraire absolu du despotisme.

Leçon philosophique : vanité des vanités, tout est vanité !

Leçon morale : donner satisfait plus que recevoir.

Leçon d’histoire : l’auteur, en brossant le quotidien de ses personnages, opère une reconstitution érudite des mœurs, des us et des coutumes et, en arrière-plan, du contexte historique de l’Angleterre du 17ème siècle après la courte parenthèse républicaine.

Leçon de science humaine : les traitements contre la folie qu’expérimente Mérivel dans l’institut de son ami annoncent la psychanalyse moderne.

Leçon sentimentale : l’amour peut mener au dérèglement des mœurs, aux actes criminels ou à la folie tout autant qu’à la réinsertion sociale et morale ou à la guérison de l’âme.

A cette richesse contextuelle et intratextuelle s’ajoute un art du récit, de la péripétie, du rebondissement qui fait de cette œuvre un roman qu’on ne lâche pas, une fois qu’on l’a ouvert, avant la dernière ligne de sa dernière page.

 

Patryck Froissart

 

 

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Fragiles serments, Molly Keane

Fragiles serments, Molly Keane

Ecrit par Patryck Froissart 09.10.13 dans La Une LivresLes LivresCritiquesIles britanniquesRomanLa Table Ronde

Fragiles serments (Full house), Juin 2013, traduit de l’irlandais par Cécile Arnaud (première édition : 1935), 375 pages, 8,70 €

Ecrivain(s): Molly Keane Edition: La Table Ronde

Fragiles serments, Molly Keane

 

Le roman a pour décor la vaste maison campagnarde de Silverue où vit une famille de grands bourgeois ruraux anglo-irlandais, en vase quasiment clos hormis les rares journées où se reçoivent tour à tour, à l’occasion de sortes de kermesses bucoliques se déroulant dans les jardins qui font leur fierté jalouse, les propriétaires de la région.

La narration est un délice.

L’art de la délicatesse dont fait preuve Molly Keane dans la dénonciation, par petites touches, des tares, du snobisme, des hypocrisies de ce petit monde, place l’auteure un peu dans le même registre que son contemporain Proust. La narration, apparemment innocente, extrêmement pointilleuse des faits et gestes quotidiens de cette société conservatrice, bornée, figée dans le passé, est ponctuée d’épines, de fines flèches acérées, dont les pointes distillent un poison doucement mais efficacement destructeur.

La bâtisse est du style de celles qu’on retrouve chez Poe, chez les sœurs Bronté. Il en émane un relent de décadence, de folie, de décalage par rapport à la réalité.

Silverue, à la beauté étroite et abrupte, aux yeux méchants tournés vers l’intérieur…

Sur Silverue règne Lady Bird, Olivia, la mère, qui, après avoir pendant des années cultivé les amants, se consacre passionnément à l’harmonie florale de son jardin tout en dirigeant despotiquement la maisonnée :

– Julian, son mari, jadis copieusement cocufié, désormais faible et aimant, passionné de héraldique, d’élevage de vaches, de pêche, et de chasse au renard

– Sheena, sa fille, rebelle, amoureuse du jeune voisin Rupert

– Mark, son plus jeune fils, enfant gâté

– John, son fils aîné qui, au moment où commence le récit, rentre d’un séjour non dit dans un hôpital psychiatrique

– Miss Parker, la gouvernante de Mark, barbue, houspillée, méprisée, mal aimée et malheureuse, ridicule et pitoyable

Durant la presque totalité de la période inscrite au roman, une invitée, Eliza, considérée comme une amie de la famille, depuis toujours amoureuse platonique de Julian, partage l’intimité de la famille, devient la maîtresse de John, est le témoin des petites intrigues mesquines, ou, parfois, sordides, dont celle, centrale, qui vise à empêcher Sheena d’épouser Rupert.

Car chez ces gens-là, l’amour qu’éprouvent l’un pour l’autre Sheena et Rupert dérange. Les ragots, les insinuations, les médisances, les jalousies en auront-ils raison ?

« Elle t’a dit que ton arrière-grand-père était fou à lier, que mon grand-père s’était jeté dans le Rhin, que John avait été perturbé récemment, et que si tu m’aimais un tout petit peu, tu ne m’épouserais pas.

– C’est vrai tout ce qu’elle raconte, je le sais. A propos du mauvais sang et de la folie, et du fait que si nous avions un enfant, il aurait de grandes chances de naître foué.

Etroitesse d’esprit, médiocrité, basses méchancetés sont les marques de la plupart des personnages de ce cercle qui se referme implacablement sur ceux qui aspirent à s’en échapper.

Car de chez ces gens-là, on ne s’en va pas, Monsieur, on ne s’en va pas, aurait conclu Brel…

L’auteure, qui elle-même en fit les frais, nous le fait magistralement comprendre.

 

Patryck Froissart

 

 

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