06/06/2025

Contredanses macabres: synopscènes

On peut d'ores et déjà le commander directement chez l'éditrice:
Un souffle noir traverse ce recueil comme un vent de fin du monde. Poète en rupture, en colère, en verve, Patryck Froissart orchestre une sarabande de visions, de cris, de satires et de prières païennes. Un éclat – de chair, de verre, d’étoile – projeté par un verbe incandescent. Ici, les dieux tombent de leur piédestal, les peuples s’égarent dans les ruines de Babel, les amours se consument dans le fiel. Et pourtant, entre les lignes fauves, un désir d’humanité affleure, indocile, tenace. Avec cette fresque lyrique et caustique, le poète nous tend un miroir sans complaisance. Il y a de la démesure, de l’outrance, de l’irrévérence, mais aussi une vibrante espérance : que le verbe, encore, sauve ce qui peut l’être.
(Note de l'éditrice, Amalia Achard.

Contredanses macabres

 

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''L'homme est naturellement bon.'' Merci, Rousseau! Voilà un postulat qui m'a fait, lorsque je l'ai lu, une sacrée belle jambe!

Admettons.

Si Dieu existe, si l'homme est sa créature, si cet homme est naturellement bon, on en déduirait tout aussi naturellement que c'est Dieu qui l'a fait bon.

Or l'homme n'est pas bon, on le constate à longueur de temps.

''C'est la société qui le pervertit.'' Merci, Rousseau! Voilà un autre postulat qui m'a fait, lorsque je l'ai lu, une seconde sacrée belle jambe.

Fort de mes deux belles jambes rousseauistes, je me suis mis debout et j'ai voulu regarder Dieu en face, pour en savoir davantage, comme ont tenté de le faire en leur temps les personnages psychédéliques de Michel Lancelot.[1]

Je ne l'ai pas plus vu que Guy Béart ne l'a vu à Amsterdam.[2]

Alors je me le suis créé.

Je l'ai fait poétiquement, en usant, en abusant, certains diront en mésusant du Verbe, ce Verbe qui se serait fait Dieu (ou inversement) juste avant de créer le monde et de faire en sorte que la lumière fût.

Un Dieu-Verbe ne peut pas ne pas apprécier la poésie. Je lui dédie la mienne.

Ma poésie...

Pour me donner un genre.

Quelle poésie?

Classique?

A forme fixe?

Libérée?

Avec ou sans rimes?

Prose poétique?

Poésie prosaïque?

Je n'ai que faire de ces taxinomies. Je « fais » comme « ça » vient, en donnant du sens au son, et du son au sens.

Le verbe grec poïen qui est la racine étymologique de notre poésie, on le sait, se traduit en français par « faire ».

Or Aragon précise, avec raison, car le poète a toujours raison, que faire signifie chier.

Je verbifie. Je poétifie. Je « fais », à la va-comme-je-pousse. Je tartis mes pages.

Je « fais » le monde, tel que je le vois, tel que je le sens, pouah, tel que nous sommes tous en train de nous le pourrir, de nous le massacrer…

 

C'est, pour moi, une démarche de déconstipation mentale.

 

[1]             Michel Lancelot – Je veux regarder Dieu en face – Ed. J'ai Lu (1972)

[2]             Guy Béart – A Amsterdam - 1976

Patryck Froissart
Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire. Membre permanent des jurys des concours nationaux de poésie de la SPAF (Société des Poètes et Artistes de France), rédacteur de chroniques littéraires pour La Cause Littéraire, membre du Comité de Lecture de la revue Art et Poésie, membre de la Société des Gens de Lettres, de la Société des Poètes Français…

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31/05/2025

Olympe de Gouges, Une femme dans la Révolution, Florence Lotterie, Elise Pavy-Guilbert (par Patryck Froissart)

Olympe de Gouges, Une femme dans la Révolution, Florence Lotterie, Elise Pavy-Guilbert (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 22.05.25 dans La Une LivresLes LivresCritiquesBiographieFlammarion

Olympe de Gouges, Une femme dans la Révolution, Florence Lotterie, Elise Pavy-Guilbert, Flammarion, février 2025, 176 pages, 22 €

Edition: Flammarion

Olympe de Gouges, Une femme dans la Révolution, Florence Lotterie, Elise Pavy-Guilbert (par Patryck Froissart)

La vie mouvementée d’une « femme dans la Révolution » est reconstituée par les autrices qui ont manifestement effectué pour ce faire un maximum de recherches sur ce qu’il est possible de retrouver et de recoller des éléments biographiques de ce personnage d’exception et qui en ont comblé les trous en présumant, en levant des hypothèses, en faisant parfois aller librement leur imagination, procédé littéraire qu’elles « avouent », dont elles revendiquent même la nécessité, et qui leur permet de nous offrir une histoire cohérente, qui se tient, qu’on pourrait assimiler ici et là à une biographie juste autant romancée qu’il en est besoin.

Car non seulement les autrices ont tenu à combler au possible, tout en maintenant au mieux la nécessaire vraisemblance, les manques de l’histoire officielle de notre révolutionnaire, à mettre un peu de liant, souvent en se référant aux propres écrits du personnage, dans les ellipses biographiques, à se glisser dans la peau de l’héroïne pour nous faire ressentir ses souffrances physiques, entrer dans ce qu’ont pu, ou dû, être ses pensées, ses affres, ses colères, ses pulsions de rébellion, mais encore reconstituer les circonstances de ses rencontres marquantes avec les plus grands acteurs de la Révolution et les dialogues auxquels elles ont donné cours.

Née Marie Gouze, non reconnue par son marquis de père « biologique », la future Olympe de Gouges est mariée contre son gré à dix-sept ans à Louis-Yves Aubry, officier de bouche de l’Intendant de Montauban. La contrainte de cette union non voulue est peut-être une des sources de la défense des droits des femmes dont elle va être ardente militante, dans la lignée de Marie de Gournay, autrice dès 1622 de l’Egalité des hommes et des femmes.

« L’on me maria à un homme que je n’aimais point, et qui n’était ni riche ni bien né. Je fus sacrifiée sans aucunes raisons qui pussent balancer la répugnance que j’avais pour cet homme… ».

Jeune veuve âgée de dix-huit ans, avant même les Etats Généraux (1789), Marie Gouges, devenue Olympe de Gouges, publie un Projet utile et salutaire par lequel elle sollicite « la création d’ateliers publics et d’une maison de charité particulière où il ne soit reçu que des femmes ». En 1791 ce seront la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne dont elle soumet les dix-sept articles à l’Assemblée, puis la Forme du Contrat social de l’homme et de la femme.

« Femme, réveille-toi : le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l’univers ; reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature n’est plus environné de préjugés, de fanatisme, de superstitions et de mensonges. Le flambeau de la liberté a dissipé tous les nuages de la sottise et de l’usurpation ».

De plus en plus activiste, elle s’en prend tour à tour à Marat :

« Fameux agitateur, destructeur des Lois, ennemi mortel de l’ordre, de l’humanité, de sa patrie, atteint en convaincu de vouloir introduire en France une dictature… »

et à Robespierre, qu’elle provoquera un jour en duel :

« Dis-moi, Maximilien, pourquoi redoutais-tu si fort, à la Convention, les hommes de lettres ? Pourquoi t’a-t-on vu tonner à l’Assemblée électorale contre les philosophes, à qui nous devons la destruction des tyrans […] ?

Entre ses attaques, accusations, et provocations personnalisées, Olympe rédige maints pamphlets qu’elle fait imprimer et placarder dans tout Paris. C’est l’un d’entre eux, Les trois Urnes ou le salut de la patrie, par un voyageur aérien, dans lequel elle affirme le droit du peuple à choisir le régime qui lui convient le mieux, y compris, suprême hérésie, la monarchie, qui est prétexte à son arrestation en 1793. C’est devant Fouquier-Tinville, le plus féroce des accusateurs publics, qu’elle est déférée. C’en est fait. Elle est décapitée le 3 novembre 1793, après avoir lancé à la foule un vibrant : « Enfants de la Patrie, vous vengerez ma mort ».

Les autrices ont su de façon pertinente alterner d’une part les faits historiques, publics, avérés et les constructions supposées les relier et d’autre part ce que les écrits d’Olympe permettent d’entrevoir ou laissent deviner (à la discrétion des narratrices) de sa vie privée quotidienne, de ses angoisses, de ses difficultés pécuniaires, de ses problèmes de santé, de sa liaison avec l’homme de lettres Michel de Cubières, de sa relation avec son fils Pierre, à qui elle adresse sa dernière lettre. « Je meurs, mon cher fils, victime de mon idolâtrie pour la Patrie et pour le Peuple ».

L’ouvrage est complété par le récit des circonstances de la réalisation du film Olympe, une femme dans la Révolution (2024), par Julie Gayet et Mathieu Busson, coréalisateurs, dans lequel Julie Gayet incarne Olympe.

 

Patryck Froissart

 

Florence Lotterie est professeure de littérature du XVIIIe siècle à l’Université Paris Cité, et s’intéresse plus spécifiquement aux imaginaires de la Révolution française et à des auteurs et autrices de la période. Elle est secrétaire générale de la Société des études staëliennes.

Élise Pavy-Guilbert, maîtresse de conférences à l’université Bordeaux Montaigne et membre de l’Institut Universitaire de France, est l’auteure de la préface de Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (GF Flammarion, 2021).



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Coco perdu, Louis Guilloux (par Patryck Froissart)

Coco perdu, Louis Guilloux (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 08.04.25 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Roman

Coco perdu, Louis Guilloux, Folio, janvier 2025, 128 pages, 8 €

Ecrivain(s): Louis Guilloux Edition: Folio (Gallimard)

Coco perdu, Louis Guilloux (par Patryck Froissart)

 

Louis Guilloux est connu, en France et ailleurs, à juste titre, principalement pour son roman Le Sang noir. Mais l’ensemble de sa volumineuse œuvre littéraire recèle, entre autres talentueux écrits, ce court et curieux roman, qui a été initialement publié chez Gallimard en 1978, soit deux ans avant la mort de l’écrivain, et que Gallimard vient de republier en format Poche.

Le personnage et le narrateur ne font qu’un : Coco, un vieil homme. L’action est minimale : Coco accompagne à la gare, un samedi, comme le ferait banalement un mari, sa femme Fafa qui, avant de prendre le train pour Paris, où elle est supposée effectuer un séjour dont la durée n’est pas prédéterminée, jette dans une boite postale une lettre dont elle a caché à son compagnon le destinataire. Toute la tension narrative repose sur cette lettre que Coco pense lui être destinée, et qu’il s’attend à recevoir le lundi des mains du facteur local, dont il n’apprécie guère les fanfaronnades.

Durant tout le temps qui le sépare du passage du préposé, Coco se traîne, désœuvré, tantôt dans l’espace réduit de la maison vide, tantôt dans les quartiers environnant le domicile conjugal. Dans le même temps, ses pensées vagabondent en une rêverie éveillée, décousue, associant bribes de souvenirs et réflexions immédiates amenées par les rencontres fortuites dans les lieux privés et publics visités ou provoquées par la simple vision ou par l’évocation soudaine d’un décor, d’un meuble, d’un objet.

Ces deux errances simultanées, parallèles, coïncidentes constituent la matière du roman. Unité de temps, unité de lieu, unité d’action. Il ne se passe pas grand-chose, péripéties et coups de théâtre sont absents, mais la mise en scène des pérégrinations mentales et spatio-temporelles du personnage, bien que diffuse, bien que l’auteur semble s’être laissé aller sans plan, est paradoxalement empreinte d’une poignante théâtralité, tant dans les monologues intérieurs que dans les dialogues intimes auxquels il se livre avec soi-même.

« On s’est toujours bien entendus nous deux Fafa, on a eu nos petites engueulades c’est forcé en plus de vingt ans de mariage mais on était depuis longtemps faits l’un à l’autre. Je sais pas… Depuis quelque temps je voyais bien… Oh, arrête ! Laisse tomber ».

Le cours de cette double déambulation, intime, intimiste, eût pu vite se révéler ennuyeux pour le lecteur. Mais Guilloux a eu l’idée géniale et le remarquable talent, comme l’illustre l’extrait ci-dessus, d’exprimer le tout dans la langue du personnage, dans une oralité réaliste faisant fi des règles du bon usage lexical, syntaxique de la narration littéraire (à la façon d’un Louis Ferdinand Céline), de s’émanciper des normes académiques de registre de langue et de composition romanesque.

« Qu’est-ce qu’elle allait foutre à Paris ? Avec un mec. C’est le mec qui a fauché la valise. Tiens ! V’là le coup. Il lui a foutu une trempe et puis il a fauché la valise. Il lui a tapé sur la gueule, quoi ».

Le procédé est efficace. Il traduit implicitement mais parfaitement, s’inscrivant dans la volubilité, la crudité, voire la grossièreté du discours intérieur, dans les brusques sautes d’une pensée qui va du coq à l’âne, le dramatique désarroi de Coco, son regard en arrière sur la vanité et la viduité de son existence, sa peur de cette solitude qui pourrait advenir, l’angoisse qui sous-tend l’attente de la lettre de Fafa, l’incertitude quant au caractère, définitif ou temporaire, de la rupture, la nécessité, non-dite, mais évidente, de combler le vide installé par la séparation, de tuer un temps qui s’alentit, qui s’étire, qui s’éternise.

« Qu’est-ce que je veux, moi, hein ? Voulez-vous me le dire ? Voilà des années que je vais, que je viens, qu’est-ce que je cherche, qu’est-ce que j’attends, qu’est-ce qu’il faut faire ? mais faire ci ou ça, c’est toujours du pareil au même et ça compte pas, ça n’avance pas. On peut pas non plus ne rien faire. Alors ? Fafa me plaque ? Eh bien bon ! Qu’elle me plaque si ça lui chante. J’ai beau me dire tout ce qu’on voudra au fond ça m’est bien égal. A mon âge je vais pas me monter le cou. Oh, merde ! ».

On se laisse aisément embarquer dans la dérive de la rêverie. On prend part aux petites scènes banales, communes, triviales auxquelles assiste ou participe Coco, on a l’impression immédiate de connaître ou de reconnaître les endroits (de Saint-Brieuc ?) où l’amène sa déambulation, de humer le fumet, de sentir le goût, dans un restaurant qui paraît familier, d’un ris de veau autour de quoi se joue une scène prosaïque avec des serveuses ordinaires qu’on appelle par leur prénom…

« J’ai commencé à déplier ma serviette, Bernadette, qui avait disparu à la cuisine, est revenue en disant qu’il restait plus que du ris de veau. Je sais pas pourquoi ça a encore fait rigoler les deux autres filles. Le ris de veau, moi, je voulais bien. Je m’en foutais ».

On est dans le texte, dans l’action-inaction, dans la tête et dans tous les sens du personnage. C’est magique.

On a peut-être un peu trop vite oublié les multiples facettes de l’œuvre de ce grand écrivain.

 

A noter : cette édition est préfacée par Annie Ernaux.

 

Patryck Froissart

 

D’origine modeste, Louis Guilloux (1899-1980), né à Saint-Brieuc où il situe plusieurs intrigues de ses romans, est l’auteur d’une œuvre foisonnante dont : La Maison du peuple (1927), Le Sang noir (1935), Le Pain des rêves (1942). Il a été proche de Camus, Malraux et Paulhan avec lesquels il a entretenu une riche correspondance. Traduite en une quinzaine de langues, son œuvre a été couronnée par le Grand Prix National des Lettres en 1967.



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Cœur berbère, Habiba Benhayoune (par Patryck Froissart)

Cœur berbère, Habiba Benhayoune (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 27.03.25 dans La Une LivresLes LivresRecensionsMaghrebRoman

Cœur berbère, Habiba Benhayoune, Editions Ardemment, 2022, 210 pages, 19 €

Cœur berbère, Habiba Benhayoune (par Patryck Froissart)

 

Cette autobiographie empreinte d’une profonde sincérité constitue une lecture aussi prenante que celle d’un roman sous bonne tension narrative, tant la vie que raconte l’autrice se compose d’une succession de péripéties, de petits et de grands drames, et de dévoilements d’intimités familiales propres à susciter la compassion, la colère, l’empathie.

Aouïcha, la narratrice, plusieurs fois arrachée, plusieurs fois déracinée, plusieurs fois transplantée, inscrit son existence personnelle aux épisodes instables dans le destin collectif de tribus amazighes rifaines plus ou moins contraintes au nomadisme par les aléas de contextes historiques chaotiques dans une Afrique du Nord coloniale et post-coloniale.

Les parents ont quitté leur Rif natal sous protectorat pour rejoindre en exil en Algérie « française » d’autres membres, nombreux, de la communauté berbère du Maroc. Aouïcha naît donc à Mers-El-Kébir en pleine guerre d’indépendance puis grandit dans un coin isolé de la côte méditerranéenne algérienne où le père s’est installé en se donnant la profession de pêcheur.

Deux figures dominantes tout au long du récit :

La mère, illettrée, aimante, protectrice, sage, est soumise aux contraintes socio-culturelles des traditions coutumières et aux règles dogmatiques de la religion musulmane.

Le père a fait de l’océan, outre la source de la sobre manne qui lui permet de subvenir aux besoins de sa famille, son univers, son refuge, l’environnement qui l’aide à oublier momentanément le remords lancinant d’avoir échoué, jadis, à devenir citoyen d’une Espagne où il s’imagine toujours qu’il aurait eu une vie meilleure.

La narratrice nomme affectueusement « Baabaïnou » (mon papa) ce personnage à plusieurs visages avec lequel elle entretient une relation filiale complexe qui constitue l’un des nœuds dramatiques du récit. Il est pour elle l’aventurier téméraire qui met sa barque à l’eau, qui affronte l’immensité marine dans laquelle il disparaît durant de longues périodes au cours desquelles sa fille vit dans l’angoisse d’apprendre qu’il s’y est définitivement englouti, et qui reparaît en héros porteur triomphal des trophées de la pêche.

Aouïcha très tôt partage avec lui l’attraction exercée par l’océan, cet appel du large, cet attrait pour le risque, l’inconnu, le hasard que représente chaque sortie en mer de son père, qui l’emmène parfois dans l’aventure.

Mais le bon père de famille attentif à répondre généreusement aux besoins de chacun, mais le héros des mers se transforme épisodiquement en ce monstre qui, de retour de beuverie, bat sauvagement la mère, sans motif, devant les enfants. La narration des scènes de tabassage est crue, révoltante, insoutenable, exprimant sans ambages la violence interminablement répétitive des coups et, en terrible simultanéité, la totale résignation de la victime.

« Comment cet ingénieur du bonheur pouvait-il saccager ce qu’il avait construit d’un coup de vent ? Où puisait-il cette énergie destructrice ? ».

Pour Aouïcha, la haine alors se superpose alors pour un temps à l’amour.

Cependant la vie suit son cours. L’autrice dépeint de manière fort expressive les tableaux, et c’est là un autre atout de cette œuvre, d’une existence quotidienne simple, humble, généralement paisible, comportant même des épisodes bucoliques, invitant le lecteur à (re)découvrir les éléments socio-culturels caractéristiques de la grande civilisation berbéro-amazigh, jusqu’à la nouvelle rupture provoquée par l’expulsion brutale, immédiate, sans préavis, des Marocains, décrétée par les nouvelles autorités algériennes.

« J’observai le visage tatoué de Yemma. Ma mère portait ses tatouages indélébiles sur le front et sur le menton depuis son plus jeune âge. Cet ornement relevait de l’artisanat féminin, dont les origines sont antérieures à l’arrivée de l’islam ».

Après un bref retour dans le Rif, la famille obtient le visa pour la France où il faut se trouver de nouveaux repères, ce qui contraint la petite Aouïcha, qui découvre l’école, à se forger une nouvelle personnalité, dont un des traits essentiels sera la révolte féministe, devenue possible par la révélation de l’inadéquation de certaines règles coutumières dans ce nouveau contexte, de la jeune fille qui réussit peu à peu à convaincre sa propre mère de la nécessité et de la légitimité à se dresser contre les violences d’un régime conjugal machiste aux fondements religieux phallocratiques.

C’est le récit du long cours de cette métamorphose culturelle, d’une intégration qui ne renie certes pas les racines ethniques, de l’éveil d’une conscience politique dégagée de la gangue religieuse, du combat idéologique dans lequel s’engage Aouïcha qui constitue la seconde partie, la seconde thématique de ce texte aux multiples itinéraires narratifs.

 

Patryck Froissart

 

Habiba Benhayoune est née en Algérie, de parents marocains amazighes, natifs du Rif, au Nord du Maroc. Élevée par un père marin-pêcheur et une mère au foyer, Habiba parlera la langue maternelle, le tamazight, avant l’espagnol et le français. Après l’Indépendance de l’Algérie, elle part, dans un premier temps, avec sa famille au Maroc espagnol avant de regagner la France en 1969. Aujourd’hui, Habiba Benhayoune est ergonome et psychologue du travail.



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L’étreinte Amicale, Marie de Gournay et Michel de Montaigne, Claire Tencin (par Patryck Froissart)

L’étreinte Amicale, Marie de Gournay et Michel de Montaigne, Claire Tencin (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 13.03.25 dans La Une LivresLes LivresCritiquesBiographieEssais

L’étreinte Amicale, Marie de Gournay et Michel de Montaigne, Claire Tencin, Editions Infimes, janvier 2025, 200 pages, 15 €

Ecrivain(s): Claire Tencin

L’étreinte Amicale, Marie de Gournay et Michel de Montaigne, Claire Tencin (par Patryck Froissart)

Claire Tencin remet ici en lumière la vie de Marie de Gournay, une femme d’exception, une femme de lettres à l’œuvre quelque peu injustement occultée, autrice de Egalité des hommes et des femmes, un traité d’une grande audace publié au début du XVIIe siècle, à une époque où une femme déterminée à se consacrer aux études et à l’écriture littéraires était immanquablement la cible de gausseries, de mépris, d’ostracisation de la part des écrivains mâles, voire des dames de la haute s’intéressant un tant soit peu à la littérature…

Cette biographie détaillée, documentée, émaillée de références bibliographiques, de citations, d’extraits, met principalement en exergue le rôle de Marie de Gournay dans la rédaction définitive des Essais de Montaigne, et rapporte les efforts incessants, obstinés, voire acharnés qu’elle n’a eu de cesse, durant toute sa vie, de les faire connaître, de les corriger, de les annoter, de les classer, de les préfacer, de les faire apprécier, de les défendre envers et contre tout, de les faire éditer et rééditer par devant et pour les lettrés de son époque, du vivant de l’auteur et de manière posthume jusqu’à sa propre mort.

Pour Claire Tencin, il ne fait nul doute que la notoriété acquise par Montaigne à son époque doit tout ou presque à la lucidité de Marie quant à l’importance philosophico-littéraire des Essais et à son obstination à en faire partager la reconnaissance par ses contemporains.

Il convient de préciser que Marie de Gournay se présente partout et tout le temps comme étant « la fille par alliance de Monsieur Michel de Montaigne », ce qui n’est pas faux, et qu’elle s’en targue.

Claire Tencin part de ce lien civil pour reconstituer la relation intellectuelle, philosophique, littéraire entre ces deux personnages. Evidemment, bien que se fondant sur des recherches érudites, l’autrice n’aboutit qu’à une vision rétrospective très partielle, en pointillés, morcelée, des moments qu’ils ont partagés. Ce qui ressort de cette étude est l’interaction littéraire entre les deux célèbres protagonistes, l’influence réciproque de leurs échanges philosophiques sur leurs propres écrits. Relativement hypothétique est la nature des sentiments qu’ils ont éprouvés l’un pour l’autre, à quoi Marie fait références allusives dans son ouvrage intitulé Le promenoir de Monsieur de Montaigne, et à propos de quoi Montaigne lui-même s’exprime publiquement, de manière à peine équivoque, dans le Livre II :

« J’ai pris plaisir à publier en plusieurs lieux l’espérance que j’ai de Marie de Gournay le Jars, ma fille par alliance et certes aimée de moi beaucoup plus que paternellement… ».

Qu’à cela ne tienne ! Claire de Tencin suppute, et ne s’interdit pas de mettre un liant imaginaire entre les divers détails biographiques attestés. Elle en revendique le droit et le fait avec bonheur. En effet l’insertion, plus ou moins forcée, de ces fragments fictionnels procure à sa reconstitution une importante « valeur ajoutée » pour le lecteur, faisant du texte un roman biographique prenant.

« Michel de Montaigne est installé [en 1588] au château de Gournay […] La fiction reprend ses droits dans cet intermède où le temps s’est arrêté. De son séjour de trois mois chez Marie, l’Histoire n’a rien retenu, elle a perdu la trace de l’écrivain diplomate entre son arrivée en juillet 1588 et son départ en novembre […] Donc je repars de l’origine, là où tout a commencé au château de Gournay en 1588 sans aucun matériel factuel sur la nature de leur lien, si ce n’est les rares paroles inscrites dans leurs écrits respectifs : l’éloge de Montaigne dans le livre II et la préface de 1995 de Marie… ».

Quoi qu’il en soit, le questionnement, dans une grande partie du texte, sur la nature affective (et la suggestion clairement évoquée qu’elle ait pu être amoureuse et plus) de cette relation donne à la lecture une tension bienvenue, sous-jacente dans ce titre bien trouvé, cette « étreinte amicale » en quoi on entrevoit a posteriori tous les possibles.

Bien que part importante du livre de Claire Tencin, la mise en scène de cette liaison partiellement romancée, propre à susciter la curiosité du lecteur, ne doit pas occulter ce qui constitue le dessein substantiel de l’autrice : la remarquable carrière littéraire de Marie de Gournay, qui certes a pris naissance, force et beauté dans l’ombre du mentor mais qui s’est poursuivie et pleinement épanouie après la mort de ce dernier.

On suit avec grand intérêt le cours fluctuant de la vie de Marie de Gournay, faite de réussites littéraires et de luttes éditoriales marquées par l’audacieuse expression d’un féminisme précurseur, en particulier dans l’ouvrage titré Egalité des hommes et des femmes, cité en introduction de cet article, et on partage avec empathie son existence de célibataire ponctuée de tracas économiques, et l’exégèse de son œuvre, souvent déprisée par ses confrères masculins, d’écrivaine, philosophe, éditrice, traductrice émérite, à contre-courant des normes de la traduction de l’époque, de textes latins classiques, et autrice, entre autres ouvrages importants, d’un Traité sur la Poésie injustement mal reçu par la critique :

« Elle condamne la “nouvelle poésie” de Malherbe au service d’une idéologie aseptisante de la langue et fait l’apologie de son cher Ronsard au risque d’être considérée comme retardataire », ce qui lui vaut « cohorte de quolibets injurieux ». La postérité lui donnera-t-elle raison ?

Ce livre est vraiment de la belle ouvrage.

Merci, madame Claire Tencin.

 

Patryck Froissart

 

Professeure de Lettres et de Français Langue Étrangère, Claire Tencin vit aujourd’hui à Paris après avoir vécu des années en Inde dans le cadre de son travail de recherche en littérature. Elle a écrit des recensions pour L’Atelier du roman et Art Press, et poursuit aujourd’hui sa lecture critique dans la revue Diacritik. Depuis 2021, elle collabore à la toute jeune maison d’édition ardemment où elle crée la Collection Les Ardentes, engagée dans la republication des autrices effacées de l’Histoire.



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Sade, l’insurrection permanente, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

Sade, l’insurrection permanente, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 17.02.25 dans La Une LivresLes LivresCritiquesEssaisEditions Maurice Nadeau

Sade, l’insurrection permanente, suivi de Français, encore un effort si vous voulez être républicains, Maurice Nadeau, Ed. Maurice Nadeau, février 2025, 224 pages, 10,90 €

Edition: Editions Maurice Nadeau

Sade, l’insurrection permanente, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)

 

Sade

L’insurrection permanente

Cet important essai de Maurice Nadeau, primitivement publié aux Editions de La Jeune Parque en 1947, réédité sans modification – sauf pour ce qui est du titre reproduit ci-dessus – en 2002 par Maurice Nadeau lui-même dans le cadre de la société d’édition qu’il avait créée entre temps (Les Editions Maurice Nadeau-Les Lettres Nouvelles), est aujourd’hui republié (février 2025) en format Poche par les conservateurs et continuateurs de l’œuvre d’un des plus grands critiques littéraires du 20ème siècle, administrateurs de ladite maison qui poursuit un parcours éditorial dynamique sous le même label : « Les Editions Maurice Nadeau-Les Lettres Nouvelles ».

Maurice Nadeau avait dédié l’édition de 2002 à Annie Le Brun, qui nous a quittés en juillet dernier.

Nadeau expose clairement son dessein initial dès les premières lignes de sa préface : « Il me sembla, en publiant au grand jour des extraits choisis de La Philosophie dans le boudoir, de Juliette ou des 120 Journées, prendre fait et cause pour un écrivain – fût-il mort depuis deux siècles –, et contre la censure ».

Sade est donc « un écrivain », victime de la censure, en faveur de qui il était de nécessité, de devoir, et de droit de « prendre fait et cause ».

Une telle affirmation, bien qu’exprimée à une époque où l’œuvre de Sade a commencé, grâce à Maurice Heine, à Paulhan, à Klossowski et à Blanchot, entre autres, à émerger des oubliettes littéraires et de l’Enfer de la Bibliothèque Nationale au fond de quoi elle était fermement maintenue par la censure catholico-bourgeoise, au moyen de la mise systématique à l’index, voire au pilon, des volumes dont des exemplaires continuaient bienheureusement à circuler sous le manteau, est en soi, encore aujourd’hui, une sacrée provocation.

Sade nie le dieu créateur omniscient, moraliste, qui pèse et juge nos pensées et nos actes, et lui oppose une nature qui n’est ni faite spécialement pour l’homme ni soucieuse de son existence. L’homme est une espèce lancée au hasard par la nature à qui son destin est indifférent ; une autre espèce lui succédera et ainsi de suite sans que cela change quoi que ce soit à l’ordre cosmique.

La cruauté, la destruction permanente et la (re)construction continue étant des traits essentiels de la nature, qui ne connaît ni le mal ni le bien, et dont Sade affirme éprouver « une sorte de plaisir à copier les noirceurs », l’homme, élément de cette nature au même titre que tout animal et tout végétal, ne commet aucun « crime » quand il participe au chaos universel en se livrant à des actes que la morale sociale, religieuse, politique considère comme aberrants mais qui sont de simples imitations, de banales répétitions de ce qui est de l’ordre « naturel ».

Tout au long d’un brillant, parfois d’un explosif discours argumenté s’appuyant à la fois sur l’analyse des textes les plus importants, sur la dialectique qui les soutient, et sur des éléments biographiques, Maurice Nadeau décortique le système sadien, ses fondements narratifs (« Tout le bonheur de l’homme est dans son imagination ») et nous explique que Sade :

– se complaît à être récurremment, quels que soient les régimes politiques qui se succèdent de son vivant, sujet/objet d’esclandre, animé par une propension irrépressible à la provocation, par une volonté évidente de perturber, de bousculer les normes, de « dérégler » ;

« Tous les moyens sont bons pour faire naître le scandale » ;

– que Sade, à l’opposé de ce que se sont acharnés à faire croire ses détracteurs, est « un être hypersensible » aux malheurs d’autrui, ce que prouvent assurément nombre d’éléments de sa biographie ;

« Quand il se laisse aller, il devient victime d’une pitié incompréhensible, pardonnant à ses ennemis les plus féroces… »

– que Sade est contre les sadiques (sic) que peuvent être les tyrans, les dictateurs, les potentats, grands et petits, qui usent d’une autorité institutionnelle, qui leur a été donnée ou qu’ils ont usurpée, pour arrêter, incarcérer, réduire au silence, soumettre, humilier, torturer, massacrer. Sade se fût élevé sans aucun doute contre les atrocités perpétrées par nos nations depuis le milieu du dix-neuvième siècle (crimes coloniaux, pogroms et Shoah entre autres horreurs) ;

« Sade, c’est le paradoxe »

« Sade, c’est Justine, mais c’est aussi Juliette »

– que Sade en vérité a campé, dans un monde nouveau « qui fait brèche dans le nôtre », la figure qui doit être celle de l’homme moderne, lequel ne peut être ni chrétien, ni fasciste, ni nazi mais REVOLUTIONNAIRE au sens le plus positif du terme.

Pour soutenir sa thèse, Nadeau l’accompagne, en deuxième partie de ce livre, d’un long et essentiel extrait du tome II de La Philosophie dans le boudoir intitulé Français, encore un effort si vous voulez être républicains, véritable manifeste politique hors normes dans lequel Sade-Dolmancé dévoile sa vision d’une société idéale où la religion (y compris le théisme cher à Robespierre) n’a pas place, dans laquelle, ceux et celles qui ont lu ce monument le savent, doivent s’établir des mœurs nouvelles, lesquelles constituent, telles qu’exposées, un bouleversement, un renversement, voire une totale inversion des règles en vigueur dans nos civilisations modernes. Il faut (re)lire La Philosophie dans le boudoir, pour en saisir la portée littérairement subversive.

« Français, je vous le répète, l’Europe attend de vous d’être à la fois délivrée du sceptre et de l’encensoir » (La Philosophie dans le boudoir).

Dans une troisième partie, Maurice Nadeau déroule une biographie extrêmement détaillée d’après la chronologie établie par Maurice Heine. Les épisodes peu ou pas ou mal connus de l’existence du marquis qui a jeté aux orties ses lettres de noblesse pour devenir de son plein gré le citoyen Sade pleinement engagé dans le déroulement de la Révolution, affirmant, au risque, encouru à plusieurs reprises, de finir guillotiné, qu’elle ne va pas assez loin dans la remise en question des règles politiques et morales « d’avant », constituent de flagrantes illustrations du personnage dont Nadeau reconstruit une image humaniste dépouillée des faux procès, des accusations débiles, des dénigrements injustifiés, des anathèmes dont les bien-pensants, ne prenant pour arguments au premier degré que l’aspect pornographique des textes, ont accablé Donatien de son vivant et depuis sa mort.

On comprend que ce n’est pas ce qu’ils qualifient de monstruosité qui leur faisait, qui leur fait toujours, peur, dans les écrits sadiens, mais cette « insurrection permanente » que Maurice Nadeau met en valeur en se référant à la fois à l’activisme antisocial et à l’œuvre littéraire perturbatrice du marquis.

« Sade, qu’on s’obstine à traiter de pessimiste et de contempteur du genre humain figure en fait l’optimisme total et l’ami vrai de l’humanité. Il a été le premier à répondre à la définition que donnera Marx de toute activité révolutionnaire : obliger l’homme à se comporter envers lui-même comme envers un être universel ».

L’ouvrage se termine par la reproduction d’un extrait du Testament rédigé par Sade le 30 janvier 1806. Ultime atteinte à son idéal de Liberté, même sa volonté d’être inhumé sans cérémonie, ni surtout sans nul signe religieux, dans un bois de sa propriété, sera profanée.

« Au mépris de ses dispositions testamentaires, Sade est inhumé religieusement dans le cimetière de Saint-Maurice. Il en coûte 65 livres, dont 20 pour la croix imposée à la sépulture anonyme ».

Merci à Maurice Nadeau pour avoir, avec d’autres, rendu à Sade honneur et statut d’immense écrivain.

 

Patryck Froissart

 

Maurice Nadeau, né à Paris en 1911 et mort dans la même ville en 2013, est un instituteur, écrivain, critique littéraire, directeur littéraire de collections, directeur de revues et éditeur français. Il est le père de l’actrice Claire Nadeau et du réalisateur et éditeur Gilles Nadeau.



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L’Oiseau rouge, Mémoires d’une femme Dakota, Zitkàla-Sà (par Patryck Froissart)

L’Oiseau rouge, Mémoires d’une femme Dakota, Zitkàla-Sà (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 14.02.25 dans La Une LivresLes LivresRecensionsRécits

L’Oiseau rouge, Mémoires d’une femme Dakota, Zitkàla-Sà, Editions Les Prouesses, octobre 2024, trad. anglais (USA), Marie Chuvin, 128 pages, 18 €

L’Oiseau rouge, Mémoires d’une femme Dakota, Zitkàla-Sà (par Patryck Froissart)

L’autrice, une autochtone dakota née en 1876 dans une réserve sioux, met en écriture des épisodes déterminants et des anecdotes cruciales de sa vie dans ce livre qui réunit quatre récits écrits et publiés initialement séparément dans une revue américaine de gauche entre 1900 et 1902, et qui reconstitue, de façon cohérente, chronologique, un itinéraire existentiel porteur d’une évolution culturelle, psychologique et suprêmement politique.

Empreintes d’une enfance indienne :

Jusqu’à l’âge de huit ans, la narratrice vit, court, évolue en quasi totale liberté dans l’espace déjà clos mais encore relativement vaste d’une réserve indienne. L’évocation est bucolique, poétique, expression d’une existence sereine, heureuse, marquée, dans le wigwam, par la présence d’une mère aimante et aimée, et, dans le quotidien, par les rituels traditionnels, par l’apprentissage de la confection des mocassins et des travaux de perles et d’aiguilles, sous la protection du Grand Esprit, dans un environnement naturel habité et animé par le souvenir des ancêtres et par les âmes des héros tombés sous les balles des envahisseurs blancs.

Mais la réserve est de plus en plus visitée (en vérité idéologiquement assaillie) par des Visages-Pâles missionnaires, des Quakers « civilisateurs » qui font miroiter aux yeux des petits et petites « sauvages » une utile et nécessaire instruction gratuite au pays des « pommes rouges » que tout le monde peut cueillir à sa guise. Evidente symbolique biblique de la tentation.

« Mère, je veux aller à l’Est ! J’aime les grosses pommes rouges et je veux faire un tour de cheval de fer. Mère, dis oui ! ».

Les années d’école d’une petite fille indienne :

La petite sauvage de huit ans, d’abord émerveillée par le voyage en cheval de fer, déchante dès son arrivée dans les bâtiments austères d’une école pour jeunes Indiens. Et pour cause : alors qu’il n’y a aucune trace des fameuses pommes rouges, le premier acte de leur instruction consiste pour les nouveaux élèves en l’ablation des longues nattes qui sont des attributs essentiels de dignité pour des filles et garçons dakotas.

« Mon amie Judewin me mit en garde contre quelque chose d’effroyable. Elle savait quelques mots d’anglais et elle avait entendu la Visage-Pâle parler de couper nos longues et lourdes chevelures. Nos mères nous avaient enseigné que seuls les guerriers assez malchanceux pour être capturés par l’ennemi avaient les cheveux coupés ».

C’est le début de la « normalisation », de l’américanisation dont les éléments s’enchaînent insidieusement dans un parcours éducatif où les révoltes, les refus, les tentatives de rejet s’estompent peu à peu sous les effets de la stricte discipline et du conditionnement religieux : l’écriture de l’autrice, dans ses choix narratifs, permet au lecteur de comprendre aisément comment l’acculturation, d’abord forcée, devient progressivement chez les pensionnaires la nouvelle norme spirituelle er culturelle.

Une Indienne qui enseigne aux Indiens :

L’acculturation semble à ce point réussie que la « sauvage », après un retour mal vécu dans sa communauté, entre à l’université, devient enseignante dans le réseau scolaire réservé aux Indiens, où elle prend conscience de la volonté des Blancs de ne pas permettre aux jeunes autochtones, dès que jugés suffisamment assimilés par une instruction primaire, de progresser davantage dans l’échelle sociale. Monte alors en puissance l’esprit de contestation et de révolte qui l’amènera à prendre, dans la souffrance, la décision qui s’impose.

« Je ne me fis aucun ami chez les gens dont je détestais la race.

[…]

A présent je ressemblais à un bâton dénudé et sans vie planté en terre étrangère. Je continuais cependant d’espérer que le jour viendrait où je pourrais faire jaillir de ma tête muette et douloureuse un éblouissant éclair… ».

Pourquoi je suis païenne :

Ce dernier texte, d’une grande poésie, empreint de sagesse, est celui du retour à la source. La narratrice, apaisée, désillusionnée, lucide quant aux fondements et aux objectifs de l’intégrationnisme, dans la cabane en rondins qui est désormais son habitation élevée à la place du wigwam de sa mère décédée après s’être, au dam de sa fille, convertie en fin de vie à la religion des Visages-Pâles qu’elle abhorrait autrefois, s’adonne à l’écriture revendicatrice au milieu des siens, dans la réserve natale cernée par des blancs appauvris qui, s’installant hors toute loi sur ses marges, en grignotent l’étendue. La langue acculturante se retourne alors contre les tenants de l’assimilation, devenant l’arme subversive de la contestation, de la rébellion, de la dénonciation, et, comble du retour de manivelle, outil de résurgence de la culture primordiale.

« Moi, [redevenue] toute petite enfant faisant mes premiers pas dans un monde merveilleux, je préfère à leurs dogmes mes excursions dans les jardins de la nature, où la voix du Grand Esprit se fait entendre dans les pépiements d’oiseaux, le clapotis des eaux puissantes et l’air vibrant exhalé par les fleurs. Si c’est là le paganisme, alors en cet instant, du moins, je suis païenne ».

Le recueil est précédé d’une intéressante préface de Bianca Joubert, écrivaine québécoise, qui met en relation la vie de Zitkàla-Sà avec la sienne, le dernier maillon avec la culture autochtone de ses ascendants ayant été rompu lorsque son arrière-grand-mère Adriana, dont elle a raconté le destin dans L’Amérique n’est blanche qu’en hiver, a épousé un « non-Indien ».

La postface, tout autant bienvenue, de Céline Planchu, maîtresse de conférences en histoire des Etats-Unis à l’université Sorbonne Paris-Nord, situe opportunément l’œuvre et l’autrice dans le contexte historique, économique, politique de l’Amérique du Nord.

L’ensemble est aussi passionnant qu’édifiant.

 

Patryck Froissart

 

De son vrai nom Gertrude Simmons, Zitkala-Sa (traduction oiseau rouge), 1876-1938 a été la première femme autochtone à écrire sa vie, un opéra, et à fonder un groupe de lobby à Washington. Dans son autobiographie qui fut un immense succès, elle raconte son enfance, ses parents, son éducation. Elle a consacré toute sa vie à la survie de son peuple. Née sur les bords du Missouri, elle a été éduquée dans l’Indiana. Elle a été confrontée à l’effacement de sa tribu d’origine, d’où ses écrits qui ont cherché à maintenir vivante sa culture. Zitkala-Sa compte parmi les voix qui ont dénoncé la politique assimilationniste. Aujourd’hui sa figure est redécouverte, offrant un nouveau regard sur la place des femmes parmi les tribus indiennes et élargissant la question du féminisme aux minorités. Cette approche est donc d’une grande actualité.



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Les Indignes, Agustina Bazterrica (par Patryck Froissart)

Les Indignes, Agustina Bazterrica (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 29.01.25 dans La Une LivresLes LivresCritiquesAmérique LatineRomanFlammarion

Les Indignes, Agustina Bazterrica, Flammarion, janvier 2025, trad. espagnol (Argentine), Margot Nguyen Béraud, 190 pages, 21,50 €

Edition: Flammarion

Les Indignes, Agustina Bazterrica (par Patryck Froissart)

 

Atmosphère, atmosphère… Voilà un roman qui a vraiment une gueule d’atmosphère… nauséeuse.

L’histoire se situe quelque part au milieu de nulle part, dans une ère indéterminée que le lecteur est toutefois à même d’à peu près dater, en interprétant quelques éléments narratifs indiciels pseudo-historiques disséminés parcimonieusement, comme postérieure à une catastrophe apocalyptique provoquée par une humanité rapace ayant réussi à détruire la quasi-totalité des espèces végétales et animales et à provoquer presque intégralement l’extinction de son propre genre. La narratrice est l’une des résidentes, arrivée là après une longue errance, dont elle relate par ailleurs, histoire dans l’histoire, le cheminement aventureux dans un environnement désertique à ce point dévasté que, symptomatiquement, le mot « forêt » est systématiquement barré dans le texte lorsqu’il apparaît « accidentellement » sous la plume de cette chroniqueuse clandestine.

L’action se déroule dans un lieu clos, isolé, bénéficiant d’un jardin préservé, habité par la communauté dite « Maison de la Sororité Sacrée », en apparence exclusivement féminine, ce dont « on » a convaincu les pensionnaires visibles et ce dont le lecteur est lui-même persuadé jusqu’au coup de théâtre final.

Ce microcosme est strictement organisé en une société à la structure pyramidale, dont la couche inférieure visible est celle des « servantes », les statuts intermédiaires comprenant les Saintes Mineures, la Sœur Supérieure, les Pleines Auras, les Diaphanes d’Esprit… et la caste la plus haute, celle à laquelle toutes rêvent d’accéder, est celle des Illuminées qui, une fois désignées, deviennent invisibles, emmenées dans un Refuge, mystérieux naos interdit d’accès à leurs consœurs :

« Elles sont derrière la porte noire en bois sculpté, protégées, et Lui seul peut les toucher ».

Tout ce petit monde, qui se nourrit exclusivement d’insectes élevés dans « la Ferme aux Grillons », eût pu vivre, en réaction à la tragédie mondiale, dans l’ambiance d’une quiétude spirituelle et d’une sérénité marquée par la communion présidant aux rituels quotidiens, et par le recueillement individuel et collectif. Eh bien, non, cette vision utopique n’est absolument pas celle que l’autrice a voulu nous faire partager.

Las ! La « sororité » affichée n’est que leurre.

Nous évoluons en la plus inhumaine des dystopies, la cruauté étant le trait essentiel de caractère des sœurs qui sont en permanence mises en condition de se réjouir (de jouir ?) du spectacle des horribles sévices quotidiens que la Supérieure exécute ou qu’elle ordonne à Lourdes (sic), sa femme de main qui ne l’a pas légère, la bourrelle de service, la femme au fouet, d’infliger à chacune à tour de rôle.

La soumission aux flagellations, humiliations, mutilations régulières est absolument acquise, d’une part parce que chacune voit dans son propre tour de torture la perspective de savourer le lendemain la séance promise aux autres, d’autre part parce que l’acceptation des tourments les plus abominables constitue la promesse d’un éventuel accès au statut d’Illuminée. Les prétextes à punitions supplémentaires sont multiples, divers, arbitrairement dépendant des caprices sadiques des gardiennes de l’ordre, la faute la plus condamnable étant la moindre allusion au « Dieu erroné, au faux fils, à la mère négative », trinité remplacée par un « Lui » physiquement mais occultement présent.

Les tortures sont décrites avec une crudité tellement « réaliste » qu’on n’en donnera pas ici un échantillon, par respect pour les lecteurs sensibles. Illustration « parfaite » des atrocités sans limites dont est capable l’être « humain » à l’encontre de ses congénères.

L’écriture, acte évidemment interdit et périlleux, reflet de l’état d’esprit de la narratrice, est mise en pièces par les aléas d’un quotidien carcéral au rythme et aux événements imprévisibles, et apparaît conséquemment, en son état brut, régulièrement raturée, tronquée, interrompue au milieu d’une phrase, fragment narratif abandonné, suivi d’une nouvelle péripétie.

Ceci étant, la narratrice, qui semble être la seule à avoir conservé le souvenir d’une enfance « normale », d’avant cataclysme, en la compagnie d’une mère aimante et cultivée, est le personnage classiquement porteur des germes de la révolte contre le système en vigueur dans ce genre littéraire, l’acte d’écrire étant ici par nature insurrectionnel comme il l’est dans tout régime dictatorial. L’arrivée d’une nouvelle errante avec qui elle noue une relation saphique risquée sera-t-elle l’élément déclencheur d’un désordre nécessaire, positif, prometteur ? L’amour sera-t-il révolutionnaire ? La découverte, dans le même temps, de la résurrection d’une plante verte dans le désastre végétal qui environne la Maison annonce-t-elle une quelconque Renaissance ?

Le suspense est de règle.

 

Patryck Froissart

 

Agustina Bazterrica, née à Buenos Aires en 1974, a fait des études d’art avant de travailler dans le secteur culturel. Elle siège au jury de plusieurs Prix littéraires. Son premier roman très remarqué, Cadavre exquis (Flammarion, 2019 ; J’ai lu, 2021), lauréat du prestigieux Prix Clarín en 2017, a été traduit dans le monde entier.



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09/05/2025

Grimus, Salman Rushdie (par Patryck Froissart)

Grimus, Salman Rushdie (par Patryck Froissart)

 

Ecrit par Patryck Froissart 23.01.25 dans La Une LivresLes LivresCritiquesFolio (Gallimard)Iles britanniquesRoman

Grimus, Salman Rushdie, Gallimard Folio, 2023, trad. anglais, Maud Perrin, 471 pages, 9,40 €

Ecrivain(s): Salman Rushdie Edition: Folio (Gallimard)

Grimus, Salman Rushdie (par Patryck Froissart)

 

Ce premier livre de Salman Rushdie, publié en 1977 et passé, inexplicablement, totalement inaperçu, a été traduit en français et édité chez Gallimard en août 2023.

Grimus est un roman torrent, un récit d’aventures au cours… aventureux, un écrit délire, un voyage onirique, une traversée du miroir, une transgression, un parcours aléatoire, une succession de sauts, sursauts, bonds et rebonds narratifs, un texte à tiroirs dont on cherche souvent, parfois vainement mais ceci participe de l’enchantement, les clés, et globalement un étourdissant mélange des genres. A la rigueur, si on veut absolument se hasarder à l’enfermer dans une typologie formelle, on peut considérer que l’ensemble des pérégrinations, péripéties, aventures et mésaventures dans lesquelles l’auteur ballotte le héros s’apparente à une épopée individuelle ou, si l’on veut, à une trajectoire odysséenne à quoi manquerait toutefois une Pénélope attendant le retour du voyageur.

L’histoire commence chez les Axona, une tribu amérindienne qui reste volontairement isolée du monde, quand une femme meurt en donnant le jour à un garçon, Joe-Sue, que le clan surnomme « Né-de-la-Mort » en raison de cet avènement funeste. Le père étant mort à son tour, l’enfant est élevé par sa grande sœur Louve Ailée qui le dépucelle en temps adéquat, qui se fait sa maîtresse spirituelle et sexuelle, et qui supporte de moins en moins l’ostracisme qui frappe les orphelins dans cette communauté, ce qui l’amène à rompre l’encloisonnement tribal pour des excursions de plus en plus fréquentes dans le monde extérieur, dont elle décrit les aspects attractifs à son frère lors de ses retours. C’est lors de ces fugues qu’elle reçoit à deux reprises d’un mystérieux vagabond, une fois pour elle, une seconde fois pour son frère, deux fioles contenant l’une un élixir jaune conférant l’immortalité, l’autre un liquide bleu pour éventuellement redevenir mortel. Louve Ailée ayant ingurgité la liqueur jaune fait découvrir la ville à son frère à qui elle attribue le nom de guerre « Aigle Errant », puis elle disparaît.

Aigle Errant, seul sous sa tente […] finit par déterrer le flacon jaune et le flacon bleu.

« Si je dois vivre en banni à l’Extérieur, autant m’octroyer une faveur », décida-t-il avant d’avaler le liquide jaune conservateur de vie qui avait un goût doux-amer.

Et voilà Aigle Errant projeté dans un périple au bout de quoi il échouera sept cents ans après sur la grève de l’île du Veau où sa destinée le conduira dans la ville de K (référence à Kafka, à Buzzati ?) peuplée d’autres immortels lassés de pérégriner, selon la prédiction de Deggle, l’un de ses mentors initiaux :

« Ils y vont tous de leur plein gré parce qu’ils ont choisi l’immortalité. Mais toi tu mènes un autre genre de quête : subir la vieillesse, la dégradation physiologique, éventuellement la mort au bout du compte. Tu vas sûrement foutre le bordel là-bas, Casanova. Sans parler de la prophétie de la vieille Livia ».

Ces prophéties se réaliseront-elles ? Suspense !

Car dès que le jeune Joe-Sue devenu immortel quitte la tribu, le cours narratif prend une allure débridée, des directions imprévisibles, passe par des déviations fantaisistes, des dérivations déconcertantes, des digressions paradoxales. L’imagination du destinateur s’emballe. Nous traversons l’espace et le temps. Par les failles, par les portes cosmiques, par les ponts qu’ouvre et instaure l’auteur, re-Créateur de cosmos, nous débarquons dans des mondes parallèles, autant dans les « Dimensions Extérieures » que dans « les Dimensions intérieures » du Soi, nous voyageons dans l’intergalactique et fréquentons une étrange planète lointaine (Ouille-Nerg, appelée aussi Erret) dont la raison de vivre des autochtones est la recherche passionnée d’anagrammes, nous rencontrons des personnages singuliers, des êtres charnels, minéraux ou ectoplasmiques, et nous sommes parties prenantes dans les diverses quêtes que mène simultanément, à perte de raison, Aigle Errant qui est incessamment à la recherche de sa sœur immortelle, qui s’évertue à trouver un sens à sa propre immortalité et à celle des personnages qu’il a croisés au cours de ses errances et qui se retrouvent tous confinés (pour l’éternité ?) dans l’île du Veau, qui cherche à percer le mystère de la raison d’être de ladite île et de la ville de K, qui décide de gravir, faisant fi de tous les dangers auxquels il s’expose et se prétendant prêt à relever tous les défis qui jalonnent l’ascension, la montagne centrale de l’île où l’attend de toute éternité un certain Grimus (anagramme de Simurg, divinité hindouiste assimilable à notre Phoenix) dont chaque protagoniste évoque le nom et les pouvoirs avec respect, crainte, circonspection ou… incrédulité.

« Si Dieu n’existait pas, il faudrait bien en inventer un, se rappela Virgil qui inversa aussitôt la proposition en la modifiant légèrement : puisqu’il existe un Grimus, il faut le détruire ».

Point culminant de ce long et périlleux roman d’apprentissage marqué de ruptures, de déceptions, de périodes de découragement, la montée du Pic de l’île évoque la récurrence multiculturelle et conséquemment intertextuelle du mythe de l’Ascension, de l’élévation spirituelle, et la résurgence de l’allégorie de la Montagne, cet Olympe, ce « Rocher inébranlable » sur lequel l’homme accompli bâtit sa demeure, ce lieu de rencontre entre l’homme et le divin (Mont Sinaï, Mont Tabor, Mont Nébo…), ce sommet sacré puissamment évoqué dans le Livre des Psaumes (Ps, 68 : 16-17) :

« Montagne de Dieu, la montagne de Bashân ! Montagne sourcilleuse, la montagne de Bashân ! Pourquoi jalouser, montagnes sourcilleuses, la montagne que Dieu a désirée pour séjour ? Oui, Yahvé y demeurera jusqu’à la fin… ».

C’est là-haut que se déroulera la rencontre décisive avec Grimus.

Dans le tissu de ce roman à la fois impétueux et méandreux, dans lequel pointent les éléments des futures œuvres de Rushdie, s’entrelacent des thèses philosophiques, des réflexions métaphysiques ponctuant une succession déjantée et une imbrication imprévisible de multiples genres et styles scripturaux : poésie, discours scientifique, argumentation, fantastique, science-fiction, anticipation, humour, réalisme, politique, aventures, suspense, voire thriller… et, épisode tiroir pouvant constituer un roman en soi : une histoire d’amour triangulaire, dramatique à souhait, entre Aigle Errant et les deux plus belles immortelles, évidemment rivales, de l’île du Veau ! Passage quasiment obligé pour ce bel Axona à qui le guide primordial Deggle promettait une vie de Casanova !

Allons ! Embarquement immédiat !

 

Patryck Froissart

 

Salman Rushdie, né le 19 juin 1947 à Bombay, est un écrivain britannique d’origine indienne. Son style narratif, mêlant mythe et fantaisie avec la vie réelle, a été qualifié de réalisme magique. Objet d’une fatwa de l’ayatollah Khomeini à la suite de la publication de son roman Les Versets sataniques (1988), il est devenu un symbole de la lutte pour la liberté d’expression et contre l’obscurantisme religieux. Il a publié une dizaine de romans, dans certains desquels on retrouve les influences de Günter Grass et de Mikhaïl Boulgakov, des essais et des nouvelles.



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A propos de l'écrivain

Salman Rushdie

Salman Rushdie

 

Salman Rushdie, né le 19 juin 1947 à Bombay, est un écrivain britannique d’origine indienne. Son style narratif, mêlant mythe et fantaisie avec la vie réelle, a été qualifié de réalisme magique. Objet d’une fatwa de l’ayatollah Khomeini à la suite de la publication de son roman Les Versets sataniques (1988), il est devenu un symbole de la lutte pour la liberté d’expression et contre l’obscurantisme religieux. Il a publié une dizaine de romans, dans certains desquels on retrouve les influences de Günter Grass et de Mikhaïl Boulgakov, des essais et des nouvelles.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)

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L’évidence de la paix nous enfante, Luminitza C. Tigirlas (par Patryck Froissart)

L’évidence de la paix nous enfante, Luminitza C. Tigirlas (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 16.01.25 dans La Une LivresLes LivresAl ManarRecensionsPoésie

L’évidence de la paix nous enfante, Luminitza C. Tigirlas, Editions Al Manar, octobre 2024, 70 pages, 15 €

Edition: Al Manar

L’évidence de la paix nous enfante, Luminitza C. Tigirlas (par Patryck Froissart)

https://www.lacauselitteraire.fr/l-evidence-de-la-paix-nous-enfante-luminitza-c-tigirlas-par-patryck-froissart

 

 

Un nouveau recueil de poésie de l’écrivaine de langue française, d’origine roumaine, Luminitza C. Tigirlas, qui vient s’ajouter à un corpus déjà fort important d’œuvres poétiques.

L’ouvrage comporte trois parties, dont les titres condensent les thèmes fondateurs d’une écriture traversée par les images obsédantes d’un passé constamment en résurgence dans l’ensemble des textes :

– ante bellum : les frontières saignent

– la paix envoie des perce-neige au front

– j’ai vu la terre pondre la faim

Exil

L’auteure, installée et insérée en France, est née en Moldavie orientale, « terre roumaine occupée et annexée par les Soviétiques ».

L’amertume du déracinement, d’un bannissement contraint, la nostalgie de la terre mère devenue indûment et étrangement étrangère, la souffrance latente due à la cruciale certitude d’avoir été injustement privée du droit de vivre là-bas, de développer son être dans ce lointain désormais révolu, dans cet environnement naturel, géographique, historique, social, culturel en quelque sorte utérin et à tout jamais impossible à retrouver, hantent l’écriture.

 

La terre de Moldova se tient au lointain

au temps d’une étrangeté grondante

d’un ciel banni trop haut

et d’un désir détenu à ses frontières

[…]

Prutul est une rivière

et je suis son bord

du côté de l’Est

toujours en saignement de frontières

 

Guerres

L’histoire mouvementée de la République de Moldova, tiraillée, de par la bi-diversité ethnico-culturelle de sa population, entre l’Europe et la Russie, laquelle l’a amputée d’une partie (la Transnistrie) de son territoire immémorial, histoire jalonnée de conflits funestes au sein d’une région perpétuellement en tension, connaît une nouvelle période tourmentée depuis le déclenchement de l’attaque militaire russe en Ukraine. L’auteure ressent en son âme, en sa chair, en ses tripes, les séquelles des ravages de ces guerres régionales passées et présentes, qui ont fait et font « saigner les frontières » et exprime à la fois son horreur de toute guerre quelle qu’elle soit et l’espérance de voir s’épanouir sur les champs de bataille des perce-neige aux blancs pétales messagers de paix qui marqueraient la fin des sombres saisons belligènes.

Espoir illusoire ? Le titre du volume semble porteur d’une perspective optimiste, de cette paix qui serait régénératrice, qui redonnerait vie, et dont il convient, malgré la sombreur de la strophe ci-dessous, de considérer la potentielle instauration comme une impérative « évidence ».

 

La paix envoie des perce-neige au front,

Leurs clochettes maculées de vert

Leurs têtes hébétées

Prennent feu

Dans les mains des enfants.

 

Ils ne grandiront plus au bord de Dnipro.

 

Langue

La soviétisation de la région natale de Luminitza s’est accompagnée d’une assimilation linguistique forcée. Les réminiscences de cette russification, et de l’incarcération de l’écriture de sa langue maternelle roumaine dans le système alphabétique cyrillique, provoquent chez cette auteure trilingue, de façon lancinante, ici la traduction récurrente d’une révolte à jamais douloureuse, et là la pénible évidence de la difficulté, voire de l’impossibilité de pouvoir exprimer parfois dans la langue qui est devenue sienne par immigration ce qui jaillit spontanément dans la langue originelle.

 

Striures de l’autre langue

sur la face du mot qui s’ouvre –

infinie matière du souffle

[…]

Striures dans la peau du langage

le français ploie, il s’est barricadé

face à une langue natale

langue revenue avec épaisseur

– intraduisible –

dans la tombée de ton silence

 

Quelques belles perles extraites d’une brillante guirlande d’images :

 

A la pente de l’Est

la blessure

fume dans la chair

des mots en décomposition

[…]

Faisant la moue

sous les masques à gaz nous grandîmes

dans la paix armée des Soviets

– écorces blanches des bouleaux –

[…]

Tout était autre

et la lumière avait l’air coupable

d’un enfant qui se blesse

avec un phonème

 

Et l’ensemble est à l’avenant : une poésie poignante, voire déchirante, de défoulement, d’exploration de soi, de réouvertures de blessures existentielles, une poésie propre à une auteure titulaire d’un doctorat en psychopathologie exerçant la profession de psychanalyste.

 

Patryck Froissart

 

Luminitza Claudepierre Tigirlas, d’origine roumaine, née en 1966, en Moldova orientale, est une survivante de l’assimilation linguistique soviétique. Poétesse et écrivaine de langue française après avoir d’abord écrit en roumain, elle a publié de nombreux recueils de poésie, des essais littéraires et des textes de fiction.



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A propos du rédacteur

Patryck Froissart

Patryck Froissart

 

Tous les articles et textes de Patryck Froissart

 

Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)

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